CERU

Par Laurent Gayard

Le 11 janvier 2019 à 17h07

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 » On a dit du mouvement des Gilets jaunes qu’il traduisait le ressentiment de la France périphérique. C’est en partie vrai et pourtant fortement réducteur. Il est très difficile en réalité de dresser une sociologie vraiment précise des Gilets jaunes. Une première enquête, réalisée par un collectif de 70 universitaires et publiée dans le Monde le 11 décembre 2018, a donné les chiffres suivants : « âgés de 45 ans en moyenne, ils appartiennent aux classes populaires ou à la « petite » classe moyenne. La catégorie des employés est surreprésentée : 33 % des participants et 45 % des actifs présents, alors qu’ils sont 27 % de la population active française. Les ouvriers ne comptent que pour 14 % des « gilets jaunes ». Les artisans, commerçants et chefs d’entreprise sont également bien représentés : 10,5 %, et 14 % des actifs présents, contre 6,5 % de la population active. Un quart des mobilisés sont diplômés du supérieur. La moitié ne s’étaient jamais mobilisés pour manifester. Pour les sociologues auteurs de l’étude : « La diversité des rapports au politique et des préférences partisanes déclarées font des ronds-points et des péages des lieux de rencontre d’une France peu habituée à prendre les places publiques et la parole, mais aussi des lieux d’échange et de construction de collectifs aux formes rarement vues dans les mobilisations. »

Le mouvement des Gilets jaunes a bien commencé sur les ronds-points de la « France périphérique » décrite par Christophe Guilluy dans son ouvrage éponyme, désormais célèbre. Avant les Gilets jaunes, il y eut les « Coléreux », mouvement lancé par Leandro Antonio Nogueira, qui mena ses premières actions sur les ronds-points et échangeurs de Dordogne. Mais alors que la contestation, initiée par l’abaissement de la limitation de vitesse à 80 km/h sur les routes nationales, avait commencé à agréger des revendications bien plus diverses, elle s’essouffle dans un premier temps au cours du mois de février 2018 avant de rebondir soudainement avec la pétition lancée le 29 mai 2018 par Priscilla Ludosky sur Facebook puis par Eric Drouet et Bruno Lefebvre le 10 octobre sur le même média. Des premières actions menées à Albert, commune martyr de la Première Guerre mondiale, la contestation culmine le samedi 1er décembre avec les affrontements entre police et manifestants autour de l’Arc de Triomphe sur les Champs-Elysées. Un siècle après l’armistice de 1918 presque jour pour jour, la nouvelle guerre des tranchées sociales a achevé elle aussi sa boucle mémorielle, forçant l’exécutif à reculer sur l’essentiel des mesures contestées et Emmanuel Macron à se livrer sur le tard à un véritable mea culpa télévisuel dont les conséquences en termes d’affaiblissement durable du pouvoir et de délégitimation du politique sont encore difficiles à évaluer.

Le champ de bataille s’est médiatiquement déplacé vers le lieu de mémoire et de pouvoir par excellence que constituent les Champs-Elysées, jusqu’à ébranler toute la symbolique du pouvoir sur laquelle repose le système représentatif. Mais le mouvement des Gilets jaunes est parti avant tout d’un autre « non-lieu », virtuel celui-là, constitué par les réseaux sociaux et en particulier Facebook. Symétriques virtuels des ronds-points et péages, les groupes Facebook ont fédéré la révolte « d’une France peu habituée à prendre les places publiques et la parole » avec une efficacité plus qu’inquiétante pour le pouvoir qui n’a pas su voir venir une mobilisation non pas seulement apolitique mais antipolitique, rejetant en bloc aussi bien les leaders de partis que les représentants des corps intermédiaires ou les syndicats totalement dépassés. Les réseaux sociaux se sont eux imposés comme une nouvelle agora susceptible d’accueillir et de relayer avec force toutes les doléances à l’heure du vide politique et de la revendication hyperindividualiste.

Attribuant la défaite des Démocrates aux Etats-Unis à leur obsession pour les politiques identitaires et leur dispersion au service de combats communautaires, le philosophe Mark Lilla identifie dans son dernier ouvrage, The Once and future liberal, un nouveau modèle d’engagement social qu’il nomme l’« engagement Facebook » : on construit son identité à son gré, comme son mur Facebook, on s’engage et on se désengage aussi facilement qu’on « aime » ou qu’on « n’aime plus ». Dans ce « modèle Facebook » de l’engagement, l’anathème et le tabou remplacent le débat et l’argument. Trump a su en tirer parti pour faire des réseaux sociaux une véritable arme électorale. Le mouvement des Gilets jaunes, lui, né sur Facebook puis sur les ronds-points et les intersections anonymes du périurbain avant de déferler sur les avenues des métropoles françaises, est aussi représentatif d’une contestation hyperindividualiste aux revendications désordonnées et multiples concernant aussi bien la pression fiscale que la politique migratoire, le pacte de Marrakech, le pouvoir d’achat et les revendications consuméristes. C’est tout le paradoxe de ce mouvement qui bloque les supermarchés et permet à ses militants de redécouvrir des formes de solidarité par le biais d’occupations qui durent de longues semaines, forçant à développer une forme originale de communauté militante, et qui, dans le même temps, est porteur des déceptions d’une petite classe moyenne réalisant dans la douleur que les fastes de la société d’abondance sont en train de disparaître pour de bon. L’hypermodernité décrite par le philosophe Gilles Lipovetsky se vit aussi dans la douleur pour l’individu anonyme de la France des ronds-points ou de l’Amérique de Trump, toujours sommé, même après le coup de semonce de la crise de 2008 de « se construire un capital plaisir au plus vite, consommer sa vie dans une temporalité urgentiste où le « toujours-plus » est désormais l’impératif fondamental qui dérégule les comportements. Il s’agit d’un individualisme « nouvelle formule », selon lequel la rentabilité (des plaisirs, des investissements, des expériences en tout genre) doit être immédiate. Cette hypermodernité n’est pas le retour du modernisme d’antan (futurisme optimiste, avenir prometteur et progrès nécessaire de l’Histoire) : désormais, l’avenir est incertain et source d’inquiétudes — le chômage, la précarité, les retraites, etc. » Les réseaux sociaux forment, pour la masse d’individus agrégés par cette angoisse commune mais séparés par l’urbanisme déshumanisant de l’ère des « non-lieux » et désorientés par les promesses désincarnées du progressisme hypermoderne tout autant que par l’absence du politique, le lieu par excellence où peuvent s’exprimer et se fédérer ces inquiétudes. Elles sont certes liées à des conditions économiques et sociales pour une partie des Gilets jaunes – comme de l’Amérique de Trump – mais aussi à une angoisse et un malaise existentiel plus profonds grandement liés à cette hypermodernité qui se traduit, pour les protestataires, par une diminution des possibilités de consommer les fruits de la croissance et par les réponses d’une classe politique qui ne semble rien avoir d’autre à proposer que des slogans aussi vides que généreux et la célébration abstraite d’un « vivre-ensemble » de plus en plus interprété comme un repoussoir par celles et ceux qui ont la sensation d’en être exclus au profit d’un humanitarisme mondialisé et totalement désincarné.

En servant de puissante caisse de résonnance à ce mécontentement, les réseaux sociaux et en premier lieu Facebook s’imposent aussi comme de dangereux outils de déstabilisation. On a vu circuler, au cours de l’épisode des Gilets jaunes, toutes sortes de rumeurs plus ou moins fondées sur le fait que les Etats-Unis ou la Russie avaient pu tirer parti du mouvement, voire attiser la révolte pour affaiblir un gouvernement français bien mal en point, de la même manière que l’islamologue Gilles Kepel a pu affirmer récemment que les groupes islamistes de diverses obédiences suivaient avec attention la mobilisation des Gilets jaunes. La compagnie de cybersécurité NewKnowledge affirme ainsi que 270 millions de comptes Facebook (sur environ deux milliards) sont de faux comptes ainsi que 70 millions de comptes Twitter (sur 335 millions d’utilisateurs actifs). Les chiffres pourraient paraître exagérés mais quand la société Facebook annonce elle-même avoir désactivé ou sanctionné pas moins d’1,5 milliards de faux comptes d’octobre 2017 à septembre 2018, cela laisse songeur. Il n’est bien sûr pas question ici d’imputer la mobilisation des Gilets jaunes à une puissance ou un groupe extérieur. Cette mobilisation, par son ampleur et par son importance, prouve en elle-même que ses causes s’enracinent profondément au cœur du « malaise français », mais des outils nouveaux permettent de tirer parti de ce désordre ancien.

Au début des années 2000, on a commencé à parler de « cyberguerre », concept mis en avant par deux généraux chinois dans un ouvrage qui a fait date et qui prônait l’utilisation de tous les moyens, militaires mais surtout non militaires, par les pays en voie de développement pour atteindre leurs buts géopolitiques. « Dans les guerres du futur, les moyens militaires ne seront qu’un choix parmi d’autres », écrivaient Qiao Liang et Wang Xiangsui dans La Guerre hors limites, traduit en français chez Payot et Rivages en 2003. Les moyens d’actions n’ayant cessé de se développer dans le domaine numérique, on pourra aisément enrichir aujourd’hui la liste des critères de la puissance d’un nouveau déterminant qui est la « cyberinfluence », à mi chemin entre le hardpower, la puissance militaire, et le softpower, l’influence culturelle. La « cyberinfluence » n’est pas la cyberguerre que certains spécialistes évoquaient après l’attaque informatique perpétrée contre l’Estonie en 2007, elle consiste seulement à utiliser les nouveaux outils de communication de masse que représentent les réseaux sociaux afin de pouvoir manipuler l’opinion soit par le biais de la désinformation, soit en tirant parti d’un contexte particulier. Et l’on peut dire qu’en France le contexte est particulier car si les médias se sont faits forts d’annoncer l’essoufflement du mouvement des Gilets jaunes après la mobilisation ratée du samedi 15 décembre, cette révolte inédite dans sa forme et ses cadres aura dangereusement mis en question le fragile équilibre des systèmes représentatifs que l’Abbé Sieyès appelait non sans ironie mais avec beaucoup de discernement la « duperie nécessaire ». Les Gilets jaunes ont voulu croire au retour de la démocratie directe, appuyée sur les bases mouvantes d’une revendication anarchique et multiforme, rançon de la décrédibilisation des institutions politiques, de la fragmentation de la société française et d’une inflation des revendications qu’aucun corps constitué ne semble en mesure de satisfaire. A cette révolte hors-limite, la société de l’Internet 2.0 offre des possibilités d’extension du domaine de la lutte dont on ne se représente pas plus les limites. « 

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