CERU

Par Laurent Gayard

Le 11 mai 2020 à 5h54

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La crise du coronavirus accélère la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, soulignent Laurent Gayard et Waldemar Brun-Theremin. Malgré ses nombreux atouts, l’Empire du milieu n’est pas exempt de fragilités et devra encore ronger son frein.

Dans les années 1980, Deng Xiaoping avait défini la politique étrangère chinoise en vertu d’une formule, largement reprise et devenue emblématique après la répression de Tian’anmen : « Observer calmement ; garantir nos positions ; traiter nos affaires calmement ; dissimuler nos capacités et attendre notre heure ; maintenir un profil discret et ne jamais revendiquer le leadership. » Les temps ont changé et le pays discret de Deng Xiaoping doit se sentir bien sûr de lui aujourd’hui pour mener une campagne de relations publiques aussi agressive que celle qui se déploie à l’occasion de la crise du Covid-19. Celle-ci ne fait toutefois que couronner une montée en puissance de la rhétorique chinoise depuis quelques années.

Le 9 janvier 2019 déjà, après l’arrestation au Canada d’une responsable de la firme Huawei, accusée de violation des sanctions contre l’Iran instaurées par Washington, l’ambassadeur de Chine au Canada, Lu Shaye, avait dénoncé, dans une tribune publiée sur The Hill Times, un système judiciaire canadien « à deux vitesses », reflétant « l’égoïsme occidental » et le « suprématisme blanc ». Lu Shaye n’est désormais plus en poste à Ottawa. Depuis juin 2019, il est ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République populaire de Chine en France et à Monaco, ce qui a permis à ce quinquagénaire pugnace, parfaite incarnation des hommes politiques chinois de la « 6e génération » , de se faire une réputation en Europe avec quelques déclarations définitives. La dernière en date concerne la crise épidémique en cours. Selon Lu Shaye, « nous n’en serions pas là si les Occidentaux avaient mieux réussi à endiguer l’épidémie. » Et l’extraordinaire ambassadeur en a profité pour fustiger les médias et correspondants étrangers hostiles, forcément hostiles au modèle chinois qui pourrait pourtant faire figure d’école du monde en ces temps troublés : « Ce n’est pas un slogan. C’est notre vision. Nous pensons que c’est la seule solution pour que le monde soit meilleur qu’avant. »

La charge est rude mais pas tout à fait surprenante. La Chine a déjà répondu par le passé avec force aux attaques cependant Pékin était toujours plus ou moins resté sur la défensive. L’épidémie de Covid-19 semble avoir changé la donne comme l’affirme sans filtre le général Qiao Liang aux journalistes Wei Dongsheng et Zhuang Lei dans le numéro de mai 2020 du magazine « Bauhinia » (Ziijing), publication officielle chinoise publiée à Hong-Kong. Qiao Liang est un général en retraite de l’Armée de Libération Populaire mais, plus encore, c’est aussi le co-auteur, avec Wang Xiangsui, autre ex-gradé de l’armée chinoise, de l’ouvrage La Guerre Hors-limites, qui avait fait grand bruit lors de sa sortie en 1999. La même année, le président Jiang Zemin avait initié une nouvelle phase de la stratégie de développement chinoise en lançant le mot d’ordre « sortir de la Chine » [ZǒuChūQù]. Vingt ans après la sortie de l’ouvrage, la Chine aborde une nouvelle phase de cette politique et l’analyse que vient de livrer Qiao Liang à Zijing jette une nouvelle lumière sur les ambitions chinoises.

Qiao Liang estime en premier lieu que les Etats-Unis constituent une puissance manufacturière en déclin. « Même si les Etats-Unis continuent à disposer de la haute technologie, à avoir des dollars et à avoir des troupes américaines, tous ces éléments ont besoin d’un soutien manufacturier. Sans industrie manufacturière, qui soutient votre haute technologie ? Qui soutient votre dollar ? Qui soutient votre armée américaine ? » La crise du coronavirus a cruellement souligné cette situation en montrant par exemple que si les Etats-Unis déposent des brevets pour fabriquer des respirateurs, ils ne sont plus capables de les produire. « Sur 1 400 pièces du ventilateur, plus de 1 100 doivent être produites en Chine, y compris l’assemblage final », souligne Qiao Liang.

Pour l’ex-général chinois, le gouvernement américain n’est pas ignorant du problème et le programme appliqué par Donald Trump depuis son arrivée au pouvoir en 2016 montre clairement une volonté de privilégier la réindustrialisation du pays au détriment de ce que Qiao Liang nomme « l’économie virtuelle », expression qui peut tout aussi bien englober la finance que la Silicon Valley. Néanmoins, pour Qiao Liang, la réindustrialisation ou la « relocalisation » des activités évoquée par les leaders des pays occidentaux à l’occasion de la crise du Coronavirus est un leurre. Il rappelle que le coût de la main-d’œuvre aux États-Unis est 7 fois plus élevé qu’en Chine. « Les salaires bas, c’est possible en période extraordinaire, est-ce que ça l’est en temps normal ? » Pour Qiao Liang, si les Etats-Unis voulaient vraiment redevenir une économie manufacturière, il leur faudrait tout simplement revenir à une situation que leur population n’est plus capable d’assumer au sein de la Division Internationale du Travail (DIT), pas plus que les Etats-Unis ne supporteraient le risque d’abandonner leur hégémonie monétaire. « La canne à sucre n’est pas douce aux deux bouts, et pour fournir des liquidités aux autres, il est nécessaire d’acheter les produits des autres. Mais si vous relancez l’industrie manufacturière, vous n’avez pas besoin d’acheter les produits des autres. De cette façon, il y aura moins de dollars qui circuleront vers les autres pays, et lorsque d’autres pays commercent entre eux, ils doivent trouver d’autres devises. Le rétablissement de l’industrie manufacturière portera gravement atteinte aux intérêts des groupes de capitaux financiers américains », assène donc Qiao Liang.

En regard de ce qu’il analyse comme un déclin programmé des Etats-Unis et de l’occident, Qiao Liang souligne la « renaissance » de la Chine, qui a su elle, « apprendre des autres » et devenir un pays leader dans le domaine des technologie de pointe tout en prenant soin de conserver son industrie manufacturière. Pour autant, à l’heure actuelle, les indicateurs du « déclin » occidental et de la « renaissance » chinoise restent contradictoires. Les voisins immédiats de la Chine voient toujours d’un mauvais œil sa volonté d’expansion territoriale. Dès le printemps 2018, l’Australie a mis en place des mesures pour limiter l’influence chinoise dans ses affaires intérieures. En mer de Chine, Pékin a suscité des litiges territoriaux avec l’ensemble de ses voisins, qui se sont en conséquences lancés dans une course aux armements régionale, également fort coûteuse pour la Chine. Quant aux américains, la crise du covid, loin de remettre en cause la guerre commerciale, donne de nouveaux prétextes à l’administration Trump pour renforcer ses restrictions dans les exportations à destination de la Chine, tandis que les Etats fédéraux américains se lancent quant à eux dans une surenchère de poursuites contre la Chine. Ce ne sont pas les seuls. Au Nigéria, les magistrats réclament 200 milliards de dollars de dédommagement à la Chine en raison des dommages et des pertes humaines subies à l’occasion de la crise du Coronavirus. Le charme semble aussi être rompu avec les Européens même si l’Italie, qui s’est sentie abandonnée par l’Union européenne pendant l’épidémie, n’en a que davantage apprécié l’aide des Chinois et des Russes qui ont fait la démonstration d’une nouvelle forme de « softpower sanitaire ».

Au plan domestique, une reprise partielle de l’activité économique est en cours en Chine après un PIB qui a enregistré un recul de -6,8% au premier trimestre. Pékin favorise le développement de l’industrie et les exportations. L’épargne élevée est orientée vers les entreprises publiques dont le mètre étalon du succès est le chiffre d’affaires et la rentabilité un enjeu moindre. La devise est cependant toujours arrimée au dollar américain, au bénéfice de la machine exportatrice et au détriment du consommateur chinois. Pékin tente pourtant d’opérer un lent rééquilibrage du PIB en faveur de la consommation domestique. Ainsi, l’administration incite également de plus en plus régulièrement les banques d’Etat à proposer des prêts à taux préférentiels aux petites et moyennes entreprises et non plus aux seules entreprises publiques. Mais, si comme l’annoncent certains analystes, la mise à l’arrêt de l’appareil productif a mis au chômage jusqu’à 200 millions de travailleurs chinois, Pékin devra surveiller de très près les risques de tensions sociales, d’autant que la crise du Covid en cours et l’arrêt forcé du commerce international assèchent les entrées de devises. L’économie domestique devra donc être privilégiée, vraisemblablement au détriment des ambitions extérieures. Celles-ci étaient pourtant énormes. Depuis le lancement de la « Belt and Road Initiative », en 2013, les investissement chinois dans le projet atteignent près de 1000 milliards de dollars et pourraient atteindre plus de 1500 milliards d’ici 2027. Selon l’économiste Wade Shepard, le futur des nouvelles routes de la soie chinoises n’est absolument pas remis en question par la crise du Covid, tant ce projet est au cœur de la stratégie chinoise.

La crise du covid semble donc accélérer la mécanique la mise en branle d’une nouvelle guerre commerciale. Les Etats Unis ont basculé dans la guerre froide et ne sortiront pas de cet état d’esprit quel que soit le vainqueur des élections de novembre prochain. Certaines chaînes de production sont en cours de rapatriement, et quoiqu’en dise le général Qiao Liang, le phénomène de relocalisation dans des pays à moindres coûts, le plus souvent asiatiques, avait déjà été amorcé à mesure que les salaires chinois progressaient. La Chine risque surtout, à plus ou moins long terme, un tarissement des investissements directs étrangers même si elle bénéficie toujours d’un trésor de guerre accumulé lors de quatre décennies de mercantilisme acharné. Mais les investisseurs étrangers ne représentent que moins de 3% du marché des obligations souveraines chinoises. A titre de comparaison, la dette japonaise publique est détenue autour de 10% par les étrangers, contre 40% pour les bons du Trésor américains ou plus de 60% pour le Bund allemand. La Chine possède donc une large partie de sa dette, ce qui peut sembler un avantage si l’on compare la situation des dettes occidentales. Néanmoins Pékin a désespérément besoin d’investissements étrangers et l’ouverture du marché obligataire domestique aux investisseurs étrangers est déterminante pour continuer à financer le développement chinois et surmonter des contraintes sociales internes de plus en plus fortes et faire face à un environnement géopolitique de plus en plus hostile. Le piège de « l’économie virtuelle » et de la financiarisation de la croissance au détriment de l’industrie avec l’augmentation du coût du travail guette peut-être également la Chine. Un autre facteur déterminant pour le développement chinois restent aussi le problème du vieillissement de la population chinoise qui compte déjà 200 millions de plus de 65 ans et en comptera sans doute le double en 2050.

Enfin, la Chine évolue dans un environnement géopolitique bien plus menaçant que celui des Etats-Unis ou même que l’Europe, et les dépenses militaires pèsent en conséquence sur le PIB chinois. L’analyse livrée par Qiao Liang montre d’ailleurs que l’essayiste et stratège chinois est conscient des menaces qui pèsent sur ce qu’il nomme l’entreprise de « revitalisation » de la nation chinoise. De manière très significative, il estime d’ailleurs que la réunification de Taïwan à la Chine continentale n’est pas à l’ordre du jour. « C’est sans aucun doute une bonne chose à faire pour les Chinois de mener à bien la grande cause de la réunification, mais c’est toujours une erreur si la bonne chose est faite au mauvais moment. Nous ne pouvons pas laisser notre génération commettre le péché d’interrompre le processus de renaissance de la nation chinoise. » Le pays discret de Deng Xiaoping devra peut-être encore ronger un peu son frein en attendant son heure.

Les auteurs :

Laurent Gayard est chercheur au CERU, enseignant et chroniqueur. Il a publié récemment, Darknet, GAFA, Bitcoin – L’anonymat est un choix (Slaktine et Cie, 2018).

Waldemar Brun-Theremin est directeur de gestion et fondateur de Turgot Asset Management .

Article publié par le Figarovox->https://www.lefigaro.fr/vox/monde/pourquoi-l-hegemonie-chinoise-n-est-pas-pour-demain-20200507

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