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Le 11 mai 2020 à 6h44

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Le CERU a eu l’honneur d’interviewer le Professeur Freyer sur la gestion de la crise sanitaire.
Outre l’analyse de la situation actuelle, le Professeur nous livre les pistes indispensables qu’il faudra suivre pour que notre système de santé redevienne ce qu’il était par le passé, l’un des meilleurs du monde.
Merci mille fois pour le temps si précieux qui nous a été accordé.

Gilles Freyer est l’auteur de « Dénoncer et bannir, l’obscurantisme progressiste », Jacques André Éditeur, 2019. Disponible ici :
http://www.jacques-andre-editeur.eu/web/ ou bien sur les sites FNAC ou Decitre

1 – Professeur, en tant que Directeur de l’Institut de Cancérologie des Hospices Civils de Lyon, quelles mesures d’adaptation à la crise du COVID 19 avez-vous dû prendre ?

Cette question est la seule à laquelle je peux répondre en tant que chef de service d’oncologie médicale et directeur de l’institut de cancérologie du CHU de Lyon. Pour les autres questions, je m’exprimerai à titre tout à fait personnel et en tant qu’universitaire, dont la liberté de parole est garantie, dans le cadre de la loi.

L’hôpital Lyon-Sud où j’exerce, comme beaucoup d’autres, s’est adapté à la crise du COVID par un certain nombre de mesures, telles que l’augmentation de ses moyens de réanimation, la mobilisation assez exemplaire et exceptionnelle de l’ensemble des soignants, ainsi que par la création d’unités spécifiques dédiées aux patients atteints de ce virus et qui ne relevaient pas de la réanimation. L’hôpital a même créé des unités « d’attente » pour les patients qui ne présentent pas de symptômes spécifiques, mais qui bénéficient tout de même d’un dépistage afin de ne pas éventuellement être porteurs du virus à l’intérieur d’unités où sont hospitalisés des patients immunodéprimés, comme c’est le cas par exemple dans les services de cancérologie ou d’hématologie.

Une de nos grandes craintes, provenant de données chinoises et italiennes notamment, était que les patients atteints de cancer soient plus fréquemment contaminés par le virus que les autres, à peu près 2 fois plus, et surtout qu’ils présentent une mortalité beaucoup plus élevée, probablement 2 à 5 fois supérieure selon les séries publiées. Au point, d’ailleurs, que nos collègues italiens nous avaient indiqué qu’ils ne réalisaient quasiment plus de traitements anti-cancéreux, de façon à ce que les patients atteints de cancer ne viennent plus temporairement à l’hôpital, ce qui était très préoccupant pour nous. Donc nous avons mis en place des mesures barrières extrêmement strictes, avec effectivement l’appel quasiment quotidien de tous les patients à leur domicile pour prendre de leurs nouvelles et en restant à l’affût des symptômes du COVID, la mise en place de sas avec des personnels contrôlant systématiquement la température des patients à leur arrivée, mais aussi leur posant toutes les questions nécessaires pour dépister d’éventuelles infections COVID, la mise en place de masques, le contrôle permanent des mesures barrières, l’isolement des patients, etc. Ce dispositif nous a permis, au moins jusqu’à ce jour, de contrôler assez efficacement cette épidémie pour les malades atteints de cancer.

Actuellement, nous voyons une très nette décrue sur l’ensemble de l’hôpital des patients admis, des patients décédés, des patients en réanimation, au point que nous avons pu reprendre une activité de traitement du cancer de plus en plus normale. Il faut signaler au passage qu’il y a une mortalité potentielle collatérale qui est liée au virus et qui concerne les personnes qui n’ont pas bénéficié de leur traitement habituel, en raison précisément de la crise du COVID. Pour ces patients, évidemment, nous avions cette préoccupation particulière de ne pas les perdre de vue. Nous avons donc tenu de très près des registres de suivi de tous ces patients et nous avons continué une activité de consultation sous la forme de téléconsultations, afin que les plans de traitement ne soient pas trop perturbés. Actuellement, nous discutons de reprendre une activité de consultation en « présentiel » normale, à partir de l’étape officielle du déconfinement, à ceci près évidemment que des mesures de « filtrage » des patients, de remise de masques si nécessaire, de prise de température systématique et autres mesures barrières sont évidemment appliquées avec une très grande rigueur.

Donc le bilan, s’agissant des patients atteints de cancer, en tout cas dans mon institution, est pour nous relativement satisfaisant, pour autant que l’on puisse être satisfait dans un tel contexte. Il n’y a pas eu d’épidémie significative dans les unités de soins et il n’y a pas eu non plus de nombreux soignants des services de cancérologie impactés eux-mêmes directement par l’épidémie à ce jour. C’est un certain soulagement.

2 – Selon vous, le confinement était-il indispensable ?

Ma première observation est qu’il est difficile, lorsqu’on est soi-même immergé dans l’action, de porter un jugement sur l’activité des institutions, la manière dont les institutions et les individus qui les conduisent gèrent la crise, avec les moyens qui leur sont donnés au moment où ils sont donnés, avec l’héritage du passé, de ce qui a été prévu et ce qui n’a pas été prévu. Par conséquent, je me garderai d’avoir l’air de surplomber et de juger, du haut de ma science, ce qui est fait, pour constater simplement que la société française n’était pas tellement protégée à la fois par ses capacités sanitaires (qui ont été considérablement réduites ces dernières années) et par l’impréparation de son système de santé, si l’on considère par exemple la pénurie de masques et de tests de diagnostic précoce.

Dans cette situation particulière, en effet, le confinement apparaissait comme la mesure la plus évidente pour réduire la circulation du virus, surtout à l’acmé de la contagion, dans l’idée de ne pas saturer les capacités hospitalières et de ne pas provoquer un véritable désastre sanitaire qui, au moins, dans la première phase de l’épidémie ne s’est pas produit.

La deuxième observation que je ferai est qu’on a pu dire que l’État et les autorités de santé avaient finalement cédé à une forme de catastrophisme médiatique. Il est vrai que dans notre société, ce qu’on appelle le principe de précaution (qui est souvent le voile pudique de la peur des politiques d’être mis en cause dans telle ou telle affaire, en particulier de santé), est le reflet d’une certaine forme d’individualisme hédoniste occidental. Beaucoup insistent sur l’inefficacité de ce qui peut avant tout apparaître comme une posture, non suivie d’effets lorsque notre pays est confronté à une crise sanitaire majeure.
À titre personnel, je ne peux pas m’empêcher de faire une certaine comparaison avec les épidémies antérieures dans les années 50 (grippe dite asiatique en 1956) et 60 (grippe de Hong Kong en 1968) par exemple. Il s’agissait d’épidémies hautement mortelles, qui ont fait des millions de morts dans un contexte d’absence d’information de la population et de relative indigence des capacités de prise en charge. Les choix publics qui ont été faits à cette époque, qui encore une fois correspondaient à un autre temps, une autre manière de voir l’information, la santé, l’individu et la société, ont sans doute privilégié la continuité du fonctionnement économique au détriment de la santé des individus. Je dois dire qu’à titre personnel, malgré tous les défauts de la société d’aujourd’hui, je préfère pour moi-même, ma famille et mes amis, la politique de santé mise en œuvre en 2020 à celle qui a été mise en œuvre par exemple pour la grippe dite de Hong-kong. Oserai-je paraphraser Camus en affirmant qu’entre l’économie et ma grand-mère, je choisis ma grand-mère (surtout si elle n’est pas en EHPAD) ? Que l’on me pardonne cette plaisanterie, autant que ce trait d’égoïsme, mais il apparaît que l’individualisme et la précaution n’ont pas que des défauts ; ce sont leurs excès, bien entendu, qu’il faut condamner.

Par conséquent, oui, à ce stade, le confinement était nécessaire. Le regret que l’on peut avoir aujourd’hui, doublé d’ailleurs d’une crainte au moment où l’on parle de déconfinement ciblé, est que la France se situe malheureusement parmi les pays avancés les moins performants dans la réalisation de tests diagnostiques à grande échelle et la protection des populations par la mise en place de masques, j’y reviendrai. Je suis en particulier assez dubitatif sur la politique de confinement qui a été appliqué au sein des EPHAD et qui ne s’est pas accompagné d’un niveau de protection suffisant des résidents. Il était bien évident qu’à partir du moment où le virus était susceptible de s’introduire dans ce type d’établissement, on créait là les conditions quasiment expérimentales de « mini clusters » au sein de populations fragilisées. Il y a eu malheureusement une assez effrayante mortalité dans ces établissements. Il est bien évident qu’au minimum, les soignants et l’ensemble des employés des EHPAD auraient dû bénéficier de masques et autres protections individuelles dès le départ.

3 – Comment expliquez-vous que l’Allemagne connaisse un nombre de morts bien inférieur à la France pour une population supérieure ?

En effet, si l’Allemagne (avec ses 83 millions d’habitants) avait suivi la pente française, elle serait probablement à plus de 40 000 morts. Là se trouve néanmoins la limite de la plupart des comparaisons. D’abord, tous les pays ne comptent pas les victimes de la même manière, en ville, en établissement spécialisé type EPAHD, à l’hôpital, etc. Ensuite, ce qu’on appelle la létalité, c’est-à-dire le nombre de morts rapportés au nombre de cas, suppose que vous ayez un dénominateur comparable c’est-à-dire un nombre de cas qui s’évalue de la même manière. Or, il est notoire que l’Allemagne a procédé à un nombre bien plus important de tests par PCR avec des prélèvements nasopharyngés que la France, donc le dénominateur est effectivement différent. Mais on concédera, en effet, que si l’on regarde le nombre brut de morts, c’est un pays qui a été assez peu touché. En épidémiologie, il faut beaucoup se méfier de toutes sortes de facteurs de confusion :pourquoi tel ou tel virus va-t-il être plus virulent dans telle ou telle région, sous telles ou telles conditions climatiques, dans une population donnée avec ses caractéristiques génétiques propres ? Tout cela constitue un écosystème bien particulier et les comportements des virus varient selon les écosystèmes d’une manière que l’on comprend finalement très mal. Là encore, une difficulté en sciences c’est de bien faire la différence entre la causalité et l’association. La causalité c’est affirmer que si la mortalité est bien moindre en Allemagne, c’est parce que le système de santé allemand est beaucoup mieux organisé et mieux préparé que le nôtre. C’est un raisonnement qui peut être faux et peut consister simplement en une association, c’est-à-dire le fait que, en réalité, si le système allemand est effectivement mieux préparé (plus grand nombre de lits de réanimation, réactivité plus grande de la prise en charge qui est décentralisée en Allemagne avec une compétence plus importante des Länder, capacité de l’Allemagne à réactiver très rapidement un tissu industriel et à l’orienter vers la production de réactifs, de tests, de masques, etc.), il y a peut-être d’autres causes cachées. Après tout, il semble que de nombreux pays dont les systèmes de santé sont très faibles ont un taux de mortalité par Covid bien inférieur au nôtre. Pour revenir à l’Allemagne, on doit constater au minimum qu’il y a une association entre les performances plus grandes du système allemand et au final un nombre total de morts qui apparaît nettement moindre que celui de la France. Il faut aussi faire attention à l’évolution de l’épidémie, à ce qui va se produire dans les semaines et les mois à venir et qui peut avoir une influence sur les taux de mortalité par pays. Donc là encore une fois, je voudrais attirer l’attention sur la prudence qu’il faut avoir dès lors qu’on souhaite instrumentaliser des données scientifiques ou épidémiologistes à des fins d’analyses politiques, c’est toujours un biais dont il faut se garder.
Mais si l’idée est de trouver dans le « modèle allemand » (ce modèle allemand à la fois admiré et honni par les Français, depuis la fin du XVIIIème siècle), des éléments positifs et que l’on pourrait imiter, alors, incontestablement, le caractère décentralisé et fédéral, de l’organisation politique, l’absence de ce jacobinisme français qui à mon sens est tout à fait nuisible, sont des éléments qu’on pourrait considérer.

Au risque d’outrepasser mes compétences et de faire de l’analyse historique à la petite semaine, il m’apparaît que la faillite partielle de cette organisation à la fois incroyablement pyramidale (songeons à la sacralisation médiatique de la parole provenant du sommet de l’État, aussitôt vilipendée et pour ainsi dire anéantie par les réseaux sociaux et dans l’opinion) et incroyablement transversale (en raison de l’appareil bureaucratique « en millefeuille » et du pouvoir en réalité dominant des hauts fonctionnaires) du système de santé, n’est qu’un reflet « microcosmique » de la maladie systémique des institutions françaises. Plus j’observe l’organisation sociale des pays riches et plus je me dis que l’État jacobin et son culte des grands chefs voulu par la constitution de la Vème République, est devenu désuet, sclérosé, inefficace. La compréhension de la complexité inédite du monde moderne et les nécessaires capacités de réaction « à flux tendu » aux évolutions fulgurantes qui se succèdent, ne peuvent pas être à ce point concentrée par quelques individus, fussent-ils extrêmement intelligents, issus d’une seule filière de formation des élites, dont la science est par exemple curieusement absente, et dans une seule métropole, Paris. Aucun pays moderne et démocratique ne possède ce type d’organisation. Ce qui n’a pas marché pour la santé ne marche pas non plus pour le reste, et la France est en chute libre. Ici, il ne s’agit pas d’une association, mais bel et bien d’une causalité, en tout cas selon moi.

4 – Comment expliquer qu’aujourd’hui encore, le pays manque toujours de masques, d’équipements et de tests ?

On pourrait décliner la prise en charge d’une telle épidémie selon deux grands paradigmes. Le premier consiste à tester le maximum possible de porteurs du virus, à les isoler, à les traiter si on considère qu’on a un traitement efficace, de façon à réduire au maximum la possibilité du portage viral et de la circulation du virus. C’est ce qui a été fait pour la partie tests et isolement, par exemple en Corée du Sud, avec d’excellents résultats. L’alternative, c’est de procéder au confinement généralisé de la population, ce qui pose de considérables problèmes notamment économiques. Le confinement est fait pour ne pas saturer les capacités de prise en charge hospitalière des cas graves, alors même qu’on considère qu’il faut un certain seuil d’immunité dans la population pour que l’épidémie s’arrête. Par conséquent, il faut nécessairement qu’une grande partie de la population s’infecte. Au passage, cela n’est pas démontré scientifiquement aujourd’hui, ce sont des modèles, ce sont des spéculations, c’est la doctrine qui est défendue dans certains pays et notamment en France. On observera que nombre d’épidémies, notamment saisonnières, se terminent sans avoir touché 70 % de la population, loin de là. Mais toujours est-il que dans le cas du coronavirus, ce qui est vital, c’est de protéger les soignants. Or, à l’évidence, en France les soignants n’ont pas été protégés à la phase aiguë de la vague épidémique ni en médecine libérale ni en médecine hospitalière puisque les masques ont manqué, car il n’y avait pas de stocks suffisants. Il aurait existé, nous dit-on, notamment après l’épisode de la grippe H1N1, un stock assez important de masques, de l’ordre d’un milliard sept cents millions, si l’on compte les masques chirurgicaux et les masques FFP2 et ce stock a disparu, semble-t-il, quelque part entre 2013 et 2015. Je ne fais là que reproduire ce qui est dit dans la presse, j’ignore si c’est vrai. Mais si c’est vrai, cela constitue pour ceux qui ont pris ce genre de décisions un élément dont il faudra bien à un moment ou un autre rendre compte. Ou, plus exactement, il serait souhaitable que le « devoir d’inventaire » (dans tous les sens du terme) soit fait, non pour accabler des individus (sauf si certains ont commis des fautes graves qui leur seraient entièrement imputables), mais pour repérer exactement en quoi une partie de l’institution a failli et procédé à des corrections, pour le coup, impitoyables.

On peut aussi s’interroger sur ce qui a été ouvertement affirmé à la phase initiale de la maladie et qui est scientifiquement faux, à savoir que les masques chirurgicaux ne protègent pas ceux qui les portent. Il y a des publications sur ces questions, elles sont très largement connues, évidemment pas directement avec le SARS-CoV-2 qui est le coronavirus actuel, puisqu’on n’a pas pu faire pour l’instant des études à grande échelle avec ce microbe. Mais il y a des données disponibles en situation de vie réelle, avec toutes sortes d’autres virus respiratoires, qui montrent que non seulement les masques chirurgicaux empêchent la dissémination des gouttelettes par les porteurs, mais aussi protègent assez largement ceux qui ne sont pas porteurs et qui ont ces masques. Il est même assez clair que, dans la plupart des situations de la vie courante et même y compris soignante, les masques chirurgicaux ont des performances tout à fait identiques aux « super masques » FFP2, qui ne sont en fait conseillés aujourd’hui que pour des gestes médicaux invasifs très particuliers, qui peuvent produire des aérosolisations de particules virales.
Il y a eu effectivement une sorte de justification de la pénurie par un discours faussement rassurant, dont un médecin même non spécialiste des virus sait qu’il n’est pas scientifiquement fondé. C’est d’autant plus surprenant que ce genre d’affirmation, de nos jours, ne résiste pas à l’épreuve des connaissances auxquelles chacun peut avoir accès via Internet. On est encore malheureusement ici dans une forme d’infantilisation par le politique, ou plutôt par les communicants qui aujourd’hui dominent malheureusement la vie politique, de la population avec laquelle ils sont en complet décalage . On a tendance à prendre les Français pour des gens immatures, des incultes et des impulsifs, alors qu’il y a probablement dans notre Peuple une large majorité de gens qui sont bien plus intelligents que les communicants politiques. Un Peuple qui a compté plus de trois cents morts d’actes terroristes durant ces cinq dernières années, vécu en 2019 une année de quasi-insurrection permanente, et su faire preuve d’une dignité, d’une retenue et d’une intelligence collective remarquables. Ces mêmes qualités, je les ai vues à l’œuvre à l’hôpital ces derniers temps. Tous les soignants sont montés au front comme un seul homme. L’innovation et l’ingéniosité sont venues du terrain, certainement pas des ARS !
Au total, on doit bien constater qu’entre les deux paradigmes que je décrivais tout à l’heure, finalement, la France a été incapable de mettre en œuvre complètement une seule de ces deux possibilités, ce qui est assez regrettable, en particulier si l’on considère le nombre de soignants qui ont été contaminés en ville, dans les hôpitaux et dont malheureusement un certain nombre d’entre eux sont décédés. En somme, il y a des décisions politico-administratives qui se prennent parfois dans le silence de la bureaucratie et qui ont des conséquences malheureusement tragiques.

5 – Les ARS (agences régionales de santé chargées du pilotage régional du système national de santé), sont-elles en cause dans les « ratés » de la gestion de la crise ?

Il y a un certain nombre d’années que nous faisons, nous soignants, le constat que les ARS sont loin de jouer le rôle qu’elles sont censées jouer du point de vue de l’organisation, du déploiement des structures de soins, des relations entre les établissements de soins. Elles sont le reflet, de mon point de vue, d’un jacobinisme anachronique, avec une volonté du pouvoir central d’un contrôle total sur ce qui se passe dans la santé au niveau des régions. Malheureusement, les ARS se caractérisent par un manque total de vision stratégique. Elles n’en ont d’ailleurs pas vraiment la capacité, dans ce jeu toujours extrêmement complexe et qui conduit souvent à l’immobilisme, entre les pouvoirs locaux et les pouvoirs centraux, dans un monde où la priorité pour les apparatchiks du système est d’avancer tranquillement, sans jamais faire de vagues. Il y a donc beaucoup de fonctionnaires dans les ARS, et malheureusement la crise Covid, là encore, de mon point de vue, montre la cruelle absence sur le terrain et l’inefficacité de ces structures, si l’on considère ce qu’elles coûtent au contribuable.

Et si nous prenons les spécialités médicales elles-mêmes et en particularité la mienne, qui est la cancérologie, je cherche toujours depuis 10 ans à savoir comment l’ARS pourrait s’impliquer dans le tissu soignant local, pour faire avancer l’organisation de la cancérologie en région. Ce sont les acteurs de terrain qui font avancer la cancérologie, ce sont les acteurs de terrain qui innovent. Malheureusement, à part réaliser très régulièrement des audits sans intérêt, des enquêtes qui font perdre du temps aux établissements de soins, un gouvernement des indicateurs quantitatifs qui n’a véritablement aucun sens et organiser, année après année, l’amaigrissement, voire la cachectisation du secteur public de la santé, je ne vois pas de quelles manières les ARS ont pu œuvrer positivement, au minimum durant la dernière décennie.
Il s’agit donc de structures dont les missions doivent urgemment être repensées en profondeur et probablement dans le sens d’une plus grande décentralisation.

6 – Dans votre pratique médicale quotidienne, quelles sont les conséquences concrètes du poids toujours plus grand de la bureaucratie ?

Concernant le poids croissant de la bureaucratie, c’est un sujet sur lequel nous nous exprimons avec deux autres collègues, le professeur Michael Peyromaure Debord Broca (service d’urologie de l’hôpital Cochin, APHP) et le professeur Thierry Schaeverbeke (CHU de Bordeaux) dans une tribune qui est parue dans l’Express ce lundi 4 mai et qui s’intitule « Le système de santé français a besoin d’un New Deal radical« . Ce n’est pas un cri de révolte contre les personnes, car nous insistons sur le fait que les individus, qu’ils soient directeurs d’hôpitaux, directeurs d’ARS, membres d’administration centrale ou des agences de l’État, ne sont par eux-mêmes ni malfaisants, ni stupides, et par ailleurs souvent très dévoués au service public de la santé. Mais ils sont englués dans un système totalement ubuesque de réglementations, de normes, de complexités, de redondances, déployé par une bureaucratie absolument pléthorique qui, depuis maintenant pratiquement 25 ans, n’a fait que complexifier les procédures, n’a fait que rendre plus difficile la tâche des soignants et a orchestré, dans une vision totalement financiarisée, l’usure progressive de l’hôpital public.

Par ailleurs, ce système n’a jamais été capable d’organiser comme elle devrait l’être, l’interface entre le secteur public et le secteur privé. Les deux sont parfaitement complémentaires et il est absolument aujourd’hui indispensable que la ville, le secteur libéral, retrouve sa fonction et ses missions et que le secteur public hospitalier, en particulier les CHU, retrouvent leur mission d’excellence et de recours. Nous ne pouvons pas simultanément soigner les gastro-entérites et les entorses de cheville et soutenir les avancées scientifiques les plus récentes. Il est même assez surprenant que nous n’ayons pas davantage « décroché », ces dernières années, sur la scène mondiale (encore qu’un classement international récent des systèmes de santé au sein de l’OCDE nous classe quinzièmes : Jean Dausset et Robert Debré, auteurs de la réforme de 1958, doivent se retourner dans leur tombe !). Cela est probablement dû à l’excellence de notre formation hospitalo-universitaire, que les réformes pédagogiques en cours, d’ailleurs, à marche forcée, vont contribuer à affaiblir. C’est assez incompréhensible sur le fond. À moins, peut-être d’avoir lu le livre que vous avez gentiment cité en exergue…

Nous pointons, en outre, les redondances très nombreuses qui existent au sein de cette bureaucratie, pour des performances globalement inférieures à celles de l’Allemagne, dont on a vu l’efficacité au cours de la crise du coronavirus. L’Allemagne a un million de fonctionnaires en moins que nous, pour une population nettement supérieure. C’est un pays qui a organisé la décentralisation de son système de santé. Celui-ci est sous la dépendance des Länder. Les professionnels ont le pouvoir d’organiser la santé comme ils le souhaitent et ne sont pas en permanence, comme nous le sommes, comme le sont nos directeurs d’hôpitaux, entre le marteau et l’enclume, c’est-à-dire entre des nécessités locales et un pouvoir central dont les décisions sont souvent absconses pour ne pas dire absentes.

Pour nous, l’urgence est de repenser complètement le fonctionnement du système de santé en se posant également, par exemple, la question des agences de l’État, qui sont nombreuses, dont les missions sont souvent floues et souvent redondantes entre elles, ce qui a été pointé par différents rapports et pourtant jamais amendé.

Cette pléthore, on la retrouve également dans les administrations hospitalières. Le professeur Peyromaure a souligné sur Cnews que, sur un peu plus de 100 000 employés de l’AP-HP, 35 000 sont des administratifs et qu’une grande partie de cette bureaucratie est inutile. Elle reproduit en effet exactement les mêmes structures au niveau central, au niveau des groupements hospitaliers, au niveau des hôpitaux et, au sein même des hôpitaux, dans ce qu’on appelle les pôles d’activités médicales, avant d’arriver aux services, seules structures réellement productrices de soins. Si bien que, lorsque vous devez construire un projet ou adapter certains pans de votre activité, vous avez un nombre d’interlocuteurs qui ne permet jamais de décision transparente, ni rapide. Les réductions de personnel sont opérées, la plupart du temps, non pas en fonction de considérations soignantes, mais tout simplement parce que Bercy ou l’ARS a décidé qu’il fallait rendre un certain nombre de postes d’infirmières et d’aide-soignantes. En outre, ces réductions sont opérées à la serpe, un peu comme des sanctions envers les équipes soignantes, qui en retour elles-mêmes souffrent, n’arrivent plus à prendre en charge les patients, produisent malgré elles des pertes de chance.

Nous pointons également depuis de nombreuses années le développement d’une fausse qualité au travers de directions, de comités Théodule de la performance, de « cellules qualité » qui, en réalité, produisent des normes complètement oppressantes pour les soignants, mais n’évaluent en aucun cas la vraie qualité. La vraie qualité, c’est combien a-t-on de lits, combien a-t-on malades hospitalisés, combien de morts, combien de respirateurs par rapport à d’autres pays qui peuvent être comparés à nous du point de vue de leur niveau de développement ?

Donc nous plaidons non pas pour aller chercher des coupables à l’occasion de cette crise, car il n’y a pas de coupables du moment ou des derniers mois ou des dernières années. C’est tout un système collectif, c’est une mentalité, qui reposent sur la non-décision, sur la peur, sur la volonté de barder le système de normes et de réglementations, c’est tout cela qui doit être repensé selon nous dans l’esprit de 1958. Cet esprit qui avait vu le Général de Gaulle, Robert Debré et Jean Dausset, construire les centres hospitaliers universitaires qui ont permis pendant longtemps d’avoir un système d’excellence, de niveau mondial.
Nous avons les moyens de retrouver cette excellence : les médecins, les chercheurs et les soignants dans notre pays sont de très bon niveau et nous sommes vraiment à la croisée des chemins, soit continuer avec cette paupérisation et ce déclassement qui sont aujourd’hui visibles au niveau international, soit nous ressaisir et mettre l’argent là où il est nécessaire, c’est-à-dire pas dans la bureaucratie, mais dans le soin.

7 – Vous êtes également Vice-Doyen de l’UFR Lyon-Sud, votre faculté est-elle parvenue à adopter des moyens satisfaisants d’enseignement et d’examens à distance ?

En tant que Vice-Doyen de l’UFR de médecine et maïeutique Lyon-sud Charles Mérieux, je suis assez satisfait de la manière dont notre faculté et plus généralement l’Université Lyon ,1 à laquelle elle appartient, ont su gérer cette crise, ce qui illustre d’ailleurs ce que je disais à propos du fonctionnement des hôpitaux. Nous avons dans nos facultés de médecine des administrations plutôt resserrées, efficaces, très proches des enseignants et très à l’écoute des besoins. Nous travaillons dans une réelle collaboration de terrain. Et c’est effectivement, de mon point de vue, un assez bon modèle que cette décentralisation qui est opérée au niveau des facultés de médecine elles-mêmes. En tout cas à Lyon ; je ne saurais parler des autres.
L’Université Lyon 1 a opéré ce que l’on appelle un plan de continuité pédagogique, qui a favorisé très largement les enseignements en ligne, au travers des ressources informatiques dont nous disposons et qui sont de ce point de vue assez performantes, qui hébergent des vidéos en ligne, permettent des interactions avec les étudiants, et donc un programme d’e-learning assez performant. Les mesures de fermeture administrative ont été prises très tôt, il a été possible de statuer rapidement sur l’arrêt des stages hospitalier qui n’avaient plus véritablement de sens, en tout cas pour les étudiants des années supérieures, dès lors que la pandémie était là. En revanche, les doyens et l’hôpital ont autorisé rapidement les étudiants hospitaliers, c’est-à-dire les externes qui le souhaitaient, à revenir dans les services sur la base du volontariat, pour donner un coup de main. Effectivement, en ce qui nous concerne, les externes nous ont beaucoup aidés, par exemple, à appeler chaque jour tous les patients qui devaient rentrer en hospitalisation, les appeler à leur domicile pour voir avec eux s’ils avaient par exemple des symptômes de l’infection Covid-19.
La difficulté bien sûr, c’est pour les étudiants de 1ere année qui passent un concours et donc, là encore, il a fallu arrêter un certain nombre d’enseignements et parfois modifier ou adapter des modalités d’examen. Tout cela a été fixé par arrêté par le MESRI et les dates d’examens ont été reculées dans le temps, à savoir au mois de juin. À cette heure, je dirai que ce plan de continuité pédagogique a permis d’assurer un fonctionnement, de mon point de vue satisfaisant, de l’université médicale.

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