La pensée incendiaire d’Andreas Malm, le théoricien du retour à la violence politique

Chronique parue le 26 mars dans Atlantico

441 policiers blessés, 891 départs d’incendie, des scènes de guérilla urbaine à quelques mètres des Champs-Élysées ou de l’Opéra. Voilà le lourd bilan de la seule journée du 23 mars à Paris. Si le 49-3 a servi d’étincelle, l’intervention télévisée d’un Président droit dans ses bottes, rabrouant ses opposants, n’a fait qu’attiser la colère qui couve depuis de longs mois dans le pays. Menaces contre les élus, agressions, vandalisme, sabotages, affrontements prémédités contre les forces de l’ordre ; si la violence politique fait un retour aussi remarqué dans l’arsenal des activistes, cela ne tient en rien du hasard.

L’opposition à la réforme des retraites a accéléré le phénomène, mais elle n’en est pas la cause. D’ailleurs, ce week-end dans les Deux-Sèvres, lors d’une conférence de presse, aux côtés des opposants aux « bassines », Marine Tondelier, la secrétaire générale des Verts, a réaffirmé que « la vraie urgence, ce n’est pas les retraites, c’est l’écologie ! ». Juste après, plusieurs milliers d’activistes, dont certains avaient fait le voyage depuis l’Italie, la Suisse, ou l’Allemagne, se sont lancés à l’assaut des 3 200 gendarmes présents sur place. Tentatives d’encerclement, tirs de mortier, batailles rangées, les affrontements furent extrêmement violents, des véhicules de la police incendiés et des blessés par dizaines. La cause est différente, mais la violence reste la même.

Si la violence politique a toujours existé en France[1], son intensité et son acceptation, désormais beaucoup plus large au sein des milieux activistes, constituent des phénomènes relativement nouveaux. Depuis le milieu des années 2000, un consensus semblait s’être imposé, même chez les plus déterminés et les plus radicaux, en faveur de la désobéissance civile et de l’action non-violente. Des mouvements comme Extinction Rebellion avaient même théorisé l’efficacité et la supériorité de telles stratégies. Cet unanimisme en faveur de la non-violence va être contesté à partir du milieu des années 2010 par plusieurs intellectuels et universitaires[2]. Mais c’est, sans nul doute, les travaux et l’aura d’Andreas Malm qui vont contribuer à relégitimer l’utilité de la violence dans l’esprit des militants. Cet universitaire suédois, encore assez méconnu du grand public, est une véritable célébrité au sein des milieux radicaux. Hasard du calendrier ? Le 23 mars dernier, alors que Paris était toujours le théâtre d’affrontements entre les forces de l’ordre et des groupes mobiles d’incendiaires, la France Insoumise lui offrait même la chaire de géographie de son nouveau centre de formation, l’Institut de la Boétie, lui permettant de développer auprès du public français la « pensée incendiaire » qui l’a fait connaître.

Le front commun

Depuis la publication en 2017 de son livre L’Anthropocène contre l’histoire : Le réchauffement climatique à l’ère du capital, suivi en 2020 par son ouvrage le plus cité Comment saboter un pipeline, il a réussi à imposer une autre vision de la violence politique au sein, d’abord de la sphère militante, puis d’une partie des médias et de l’opinion publique. Ses travaux universitaires visent avant tout à redéfinir les stratégies et les tactiques à utiliser pour abattre le système capitaliste. En effet, loin de se cacher derrière une hypothétique neutralité scientifique, Andreas Malm revendique la nécessité d’imposer un « communisme de guerre » et d’inventer « un léninisme écologique ». Pour cela, il va développer deux axes qui sont aujourd’hui largement suivis par les mouvements activistes : la nécessité d’un front commun et celle d’un flanc radical. Il développe également une stratégie qui vise à faire accepter progressivement par les citoyens une augmentation du niveau de violence.

Les débats sur la priorité à accorder entre « fin du monde » et « fin du mois » ont longtemps divisé les militants écologistes et ceux issus de l’extrême-gauche. En dénonçant l’Anthropocène[3], le mouvement climat exonère, selon Malm, le véritable responsable de la catastrophe écologique : le capital. En passant de ce concept à celui de Capitalocène[4], il a offert les bases théoriques d’une réelle convergence des luttes. Luttes sociales et écologiques peuvent désormais s’unir pour combattre le système productif des pays occidentaux et imposer la décroissance (qui est aujourd’hui le dénominateur commun de tous ces mouvements). On retrouve d’ailleurs ce thème dans le slogan « Justice sociale et climat, même combat » qu’Extinction Rebellion ou Alternatiba utilisent pour s’opposer à la réforme des retraites.

Le flanc radical

Pour Andreas Malm, les stratégies violentes et non violentes ne s’opposent pas, elles doivent même être complémentaires. La création d’un flanc radical peut être bénéfique, selon le géographe suédois, mais cela « présuppose une division du travail où les radicaux et les modérés jouent des rôles très différents. Les premiers portent la crise jusqu’à un point de rupture tandis que les seconds y proposent une issue »[5]. Il rappelle, par exemple, que dans le combat pour les droits civiques, les victoires obtenues par Martin Luther King n’ont été possibles que grâce à la peur que suscitaient les actions menées par Malcolm X. Ce que Manuel Cervera Marzal, sociologue à l’EHESS, résume par ces mots : « le critère d’efficacité d’un mouvement, c’est moins le fait qu’il soit violent ou non violent, mais c’est sa capacité à articuler de manière intelligente la violence et la non-violence, à trouver un terrain d’entente entre violents et non-violents »[6] Une stratégie qui, des manifestations contre la réforme des retraites à celles contre les méga-bassines, semble totalement à l’œuvre. Les syndicats ou les partis de gauche sont, d’ailleurs, beaucoup moins prompts qu’il y a quelques années à dénoncer les plus radicaux qui pratiquent, sous une forme ou une autre, la violence.[7]

Faire monter la violence progressivement

Enfin, Malm va s’intéresser à la façon dont ce type d’action est acceptée pour en optimiser l’impact. Il invite les activistes à s’interroger avant d’agir sur le degré d’acceptabilité de la violence dans la société au sein de laquelle ils agissent. « Le niveau de réceptivité, d’acceptation de la violence évolue avec le temps et avec la montée de la prise de conscience du danger environnemental », affirme-t-il. Ce qui l’amène à considérer qu’il existe une « loi de l’augmentation tendancielle de la réceptivité de la violence dans un monde en réchauffement rapide »[8]. On pourrait sans doute tirer une règle similaire avec la montée de la colère sociale au sein d’une population.

En 2020, quand il écrit son livre, il évoque essentiellement la violence exercée contre des biens matériels. Il met, d’ailleurs, en garde : « on change de registre dès que du sang est versé. Cela pourrait arriver, malencontreusement ou délibérément. Ce n’est pas nécessaire. […] À l’heure où j’écris ces lignes, […] ce serait une catastrophe pour le mouvement si l’une de ces composantes décidait de recourir au terrorisme »[9]. Il insiste bien sur le fait que ce serait une catastrophe pour l’instant. Sa condamnation n’est pas de principe, mais simplement d’opportunité, de contexte. D’ailleurs, elle n’est plus totalement suivie. Les événements des derniers jours montrent que, par exemple, les violences contre les membres des forces de l’ordre sont de plus en plus assumées. De même, au sein des mouvements antifa, la question de la violence contre les personnes n’a jamais été taboue[10].

Les écrits d’Andreas Malm ont immédiatement exercé une influence directe sur les mouvements activistes. Sa prise de position en faveur des micro-sabotages a été à l’origine des mouvements de dégonflage des SUV. En février 2021, une quinzaine de groupes d’Extinction Rebellion ont annoncé renoncer à la désobéissance civile non-violente pour se tourner vers les stratégies définies par Andreas Malm. Même le très médiatique Cyril Dion, animateur de certaines soirées consacrées à l’écologie sur France 2, se fait désormais l’apôtre du penseur suédois : « Qu’est-ce que la violence aujourd’hui ? Est-ce que la violence, c’est de construire un pipeline ? Ou est-ce que c’est de saboter un pipeline ? Andreas Malm nous invite à reconsidérer ce qui est violent. Et, d’une certaine manière, cette interposition, c’est de la légitime défense »[11]L’extension infinie du domaine de cette légitime défense, voilà ce qui permet de légitimer la violence politique. La preuve que les concepts et la pensée peuvent être incendiaires.


[1] On se souvient du terrorisme d’extrême-gauche dans les années 70 ou de l’apparition des black-bloc en marge des mouvements altermondialiste à la fin des années 90.

[2] On peut citer, par exemple, Mark Bray, Francis Dupuis-Déry, Manuel Cervera-Marzal, Goeffroy de Lagasneirie.

[3] L’anthropocène est un concept qui désigne l’ère qui se caractérise par l’avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques.

[4] Notamment dans son livre L’anthropocène contre l’histoire : Le réchauffement climatique à l’ère du capital, 2017, éditions La Fabrique.

[5] Comment Saboter un pipeline, 2020, édition La Fabrique, p. 152.

[6] Dans une vidéo du Monde, publiée en novembre 2021.

[7] Interrogé sur BFMTV, Julien Le Guet, le porte-parole de Bassines Non Merci refuse de condamner la violence des activistes. Il dénonce la violence d’État et déclare qu’il ne faut pas confondre « tyrannie et résistance ».

[8] Comment saboter un pipeline, 2020, édition La Fabrique, p. 152.

[9] Ibid, p. 137.  

[10] Les mouvements antifas prospèrent et multiplient les agressions violentes en toute impunité

[11] https://www.youtube.com/watch?v=4r03rdiqA1g

Les mouvements antifas prospèrent et multiplient les agressions violentes en toute impunité

Chronique parue sur le site Atlantico, le 12 mars 2023. 

Jeudi 9 mars, Grenoble. Les tramways présents sur le campus sont immobilisés physiquement par des antifas qui en profitent pour passer entre les passagers et fouiller chaque rame à la recherche de potentiels militants de l’UNI, le syndicat de la droite universitaire. Heureusement, ils ne les trouveront pas ! Leur crime ? Avoir organisé une conférence sur la fonction d’élu local avec le maire Les Républicains de Voiron, une commune de l’Isère. Une rencontre qui avait dû être annulée quelques minutes plus tôt ; la police n’étant plus en mesure de garantir la sécurité de l’évènement face à la pression exercée par la grosse centaine d’activistes présente devant l’amphithéâtre. La veille à Marseille, deux autres militants de l’UNI ont été tabassés[1] devant leur université. Leur tort ? Animer un forum des métiers pour présenter les professions juridiques aux étudiants. En réalité, le seul fait d’être de droite suffit désormais à justifier ce type d’agression. 

Adeptes de la censure, de l’intimidation et du coup de poing, qu’ils pratiquent toujours en surnombre, les antifas imitent plus le fascisme qu’ils ne le combattent. Les luttes des militants actuels n’ont plus grand-chose à voir avec celles de leurs anciens qui se battaient contre la montée du fascisme ou du nazisme dans les années 30. Après s’être effondrée à la suite de la fin de la guerre, cette mouvance va connaître sa première résurrection au début des années 80. Les bons résultats électoraux obtenus à cette époque par le Front national vont lui servir de carburant. Le SCALP (Section Carrément Anti-Le Pen) à partir de 1984, puis Ras L’Front dès 1990 seront les deux piliers autour desquels les militants antifas graviteront jusqu’au début des années 2000. Après 2002 et la victoire de Jacques Chirac contre Jean-Marie Le Pen, le danger « fasciste » semble écarté et les militants se tournent vers d’autres combats, comme l’altermondialisme. Pendant plus de dix ans, le feu va couver discrètement. L’irruption au début des années 2020 d’Éric Zemmour sur la scène politique fût un accélérateur, mais une nouvelle dynamique était née dès le milieu des années 2010. Deux phénomènes expliquent ce regain de vitalité. 

L’extension du champ du fascisme

D’abord, l’extension continue et infinie du champ du fascisme qui ne se limite plus à sa définition politique et historique. Pour Ugo Palheta[2], sociologue, enseignant à l’université Lille-III : « La manière la plus simple de définir l’antifascisme est de dire que c’est la lutte contre l’extrême droite et tout ce qui la nourrit. Si l’on met l’accent sur la première partie, on est dans la confrontation politique, intellectuelle, voire physique quand cela est jugé nécessaire. Si l’on met l’accent sur la seconde, on dénonce la dérive autoritaire de l’État, le racisme systémique, la mise en concurrence généralisée, etc. […] L’antifascisme ne peut plus être sectoriel ou monothématique. Il doit devenir le langage commun de tous les mouvements d’émancipation ».[3] Une définition large qui s’inscrit dans la lignée des écrits de Marc Bray. Cet universitaire et activiste américain a publié, en 2017, Antifa : The Anti-Fascist Handbook. Un manuel à l’usage des nouvelles générations de militants dans lequel il développe une vision très intersectionnelle de l’antifascisme inspirée des actions développées par Occupy Wall Street et Black Lives Matter. Dès lors, poursuit-il « la seule solution face à la violence fasciste est de saper ses fondements dans la société, ceux qui sont ancrés notamment dans la suprématie blanche, mais aussi dans le validisme, l’hétéronormativité, le patriarcat, le nationalisme, la transphobie, la violence de classe, etc. » [4].

Les antifas vont s’inspirer des combats woke et même les nourrir. Ainsi, le collectif antifa la C.A.R.T.E (Collectif d’Actions et de Recherche sur la Transphobie et l’Extrême droite) publie une cartographie de ceux qu’ils accusent de transphobie. Pour eux, les fascistes sont partout : des membres de Reconquête à ceux de La Manif pour tous en passant, de façon plus originale, par les mouvements féministes universalistes (comme Osez le féminisme) ou des organisations écologistes opposées à la banalisation des traitements hormonaux (comme Deep Green Resistance…). Avec l’élargissement continu du champ du fascisme, tout le monde peut devenir une cible.

Violence et antifascisme du quotidien

Le second phénomène qui va permettre cette renaissance, c’est la montée au sein des nouvelles générations de l’acceptation de la radicalité et de la violence politique. Des universitaires comme Andreas Malm, Geoffroy de Lagasnerie ou Francis Dupuis-Deri multiplient, depuis des années, les articles visant à prouver l’efficacité et à légitimer le recours à la violence politique. Ces idées ont fini par infuser dans la galaxie militante et désormais la question du recours à la violence n’est plus taboue. 

Dans ce contexte, les poses martiales sur les réseaux sociaux des militants de La jeune garde, leur communication exaltant leurs entraînements aux combats ou leurs sorties nocturnes musclées semblent choquer de moins en moins. La fin justifie les moyens. Et quels moyens ! Marc Bray développe la notion d’antifascisme du quotidien.« Chaque fois que quelqu’un prend position contre une intolérance transphobe ou raciste – en le dénonçant, en boycottant, en humiliant, en arrêtant une amitié – il met un regard antifasciste en pratique et contribue à étendre l’antifascisme du quotidien. […] On ne peut pas toujours changer les croyances de quelqu’un, mais on peut évidemment les rendre trop coûteuses politiquement, socialement, économiquement et parfois même physiquement ». Physiquement ? Désormais, les antifas ne se contentent plus d’agresser les militants adverses pendant que ces derniers distribuent leurs tracts. Ils les traquent, les suivent pour connaître leur domicile, leurs habitudes. Dans son guide, Mark Bray insiste « l’antifascisme doit être bâti sur le renseignement ». Il précise « Fais tes recherches. L’une des choses les plus efficaces que tu puisses faire en tant qu’antifasciste, c’est de comprendre tes opposants, savoir où ils se rencontrent, comment ils s’organisent. Puis, sois efficace quand tu t’y attaques »[5]De la théorie à la pratique, le pas a été vite franchi. En septembre, par exemple, un jeune étudiant, qui distribuait pour la première fois des tracts de l’UNI devant l’Université Paris 1, a été suivi par des antifas jusqu’à son domicile en banlieue avant de subir une intimidation en règle : « désormais on sait où tu habites ». Quelques semaines avant, c’est une jeune fille qui militait pour Éric Zemmour dans sa ville qui fut victime de menaces : des préservatifs usagés furent déposés dans sa boîte aux lettres.

Agression, intimidation, fichage, censure, tout est parfaitement assumé et théorisé par ces activistes qui aujourd’hui irriguent toute une partie de la galaxie militante à gauche, avec la bénédiction de La France Insoumise. Le porte-parole de la Jeune Garde a même été candidat LFI aux dernières législatives. Face à cette violence assumée (et même promue par des livres en vente libre), le gouvernement comprendra-t-il que nous avons besoin de fermeté dans la réponse policière et pénale ? Rien n’est moins sûr !


[1] Les médecins leur ont prescrits 5 jours d’ITT chacun.

[2] Coauteur, avec Ludivine Bantigny, de Face à la menace fasciste (Textuel, 128 pages, paru en 2021).

[3] Cité par Abel Mestre, L’antifascisme, un renouveau par la jeunesse, Le Monde, 26 octobre 2021.

[4] Mark Bray, L’antifascisme, son passé, son présent, son avenir, Lux éditeur, 2018, p. 251. 

[5] Ibid, p. 257.