L’inconstitutionnalité du traité d’Aix-la-Chapelle

Texte publié le 21 janvier 2019, dans le Figaro

Le 22 janvier, la France et l’Allemagne vont signer le traité d’Aix-la-Chapelle sur la coopération et l’intégration franco-allemandes. Trois remarques préalables sont à faire.

  • C’est la date anniversaire du traité de l’Élysée du 22 janvier 1963 que le Bundestag avait sciemment torpillé par l’ajout irrégulier d’un préambule réaffirmant l’importance, pour l’Allemagne, d’ «une étroite association entre l’Europe et les États-Unis».
  • Le lieu n’est pas fortuit: Aix-la-Chapelle fut la capitale de l’Empire franco-germain de Charlemagne.
  • L’intitulé du traité n’est pas davantage fortuit: c’est, à travers l’«intégration», la reprise du projet fédéralisant, mis en échec, pourtant, par le peuple français, lors du rejet massif du projet de «Constitution européenne» par référendum, le 29 mai 2005.

Or le président de la République qui a négocié ce traité (comme le prévoit l’article 52 de la Constitution) est aussi celui que sa fonction désigne comme le garant de l’indépendance nationale explicitement (article 5 de la Constitution) et donc de la souveraineté nationale implicitement (article 3). Et il a à le faire en veillant au respect de la Constitution (article 5), ce qui est loin d’être le cas par les six motifs suivants, dans l’ordre du traité d’Aix-la-Chapelle.

Selon le préambule de ce traité, est réitérée la volonté d’une Union européenne «souveraine», alors que cette organisation internationale n’est pas un État, seul appelé à la souveraineté, et que sur le territoire français, la souveraineté n’est pas autrement que «nationale», exercée par le peuple français auquel elle appartient.
«Selon le traité,  »un membre du gouvernement d’un des deux États prend part, une fois par trimestre au moins et en alternance, au Conseil des ministres de l’autre État »»
L’article 4 du traité stipule que la France et l’Allemagne «se prêtent aide et assistance par tous les moyens dont ils disposent, y compris la force armée, en cas d’agression armée contre leurs territoires», ce qui répète inutilement l’assistance mutuelle prévue par l’article 5 du traité de Washington du 4 avril 1949 instituant l’Otan, mais pour lui donner, ici, un caractère obligatoire qu’elle n’a pas, pour chacune des parties dont la France, dans le cadre de l’Otan. Créer par le traité d’Aix-la-Chapelle une obligation pour l’État français, qui plus est en matière de défense, c’est, en soi, une atteinte à la souveraineté nationale pour ne rien dire d’une stratégie de dissuasion nucléaire qui ne peut être que nationale.

En outre, l’article 5 du traité prévoit que les deux États «établiront des échanges au sein de leurs représentations permanentes […], en particulier entre leurs équipes du Conseil de sécurité» des Nations unies. Est-ce à dire que la France pourrait être représentée par des politiques ou des diplomates allemands au sein du Conseil de sécurité dont, contrairement à l’Allemagne, elle est membre permanent, avec droit de veto? Ce serait là une atteinte à la souveraineté nationale.

Par ailleurs, l’article 14 institue «un comité de coopération transfrontalière comprenant des parties prenantes». Le traité les énonce, ajoutant à chaque État, «les collectivités territoriales, les parlements et les entités transfrontalières comme les eurodistricts et, en cas de nécessité, les eurorégions intéressées». Est-ce que la future «collectivité européenne d’Alsace» sera une des parties de ce traité international qui est conclu et ne peut être conclu qu’entre deux États souverains dont la France, en méconnaissance du caractère constitutionnellement unitaire de la République française (article 1er de la Constitution)? Alors qu’au surplus, l’État admet d’insérer ces collectivités territoriales et autres personnes publiques dans le champ des relations internationales qui sont, partout en France, un monopole de l’État (comme l’a souligné le Conseil constitutionnel dans sa décision du 12 février 2004).

De plus, la revendication du bilinguisme apparaît au détour de l’article 15 du traité d’Aix-la-Chapelle, d’ailleurs réduite à un objectif dans les territoires frontaliers. Bien entendu, il ne s’agit nullement ici de rattacher l’Alsace à l’Allemagne ou, même, de «germaniser la plaine»: il faut savoir raison garder. Mais la langue de la République est bien le français, comme le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de l’affirmer dans sa décision du 15 juin 1999, et l’exclusivité de la langue française vaut dans la sphère publique, ainsi qu’il l’a souligné dans sa décision du 29 juillet 1994.

«Il est grand temps de mettre une question européenne, telle que ce traité, dans la campagne des élections européennes»

Or quelle garantie, autre que celle de la Constitution, peut être donnée contre le recours à l’allemand dans les services déconcentrés de l’État en Alsace-Moselle, mais aussi dans ceux des communes, établissements publics de coopération intercommunale ou départements? Et la même question vaut d’être posée pour les services des eurodistricts ou eurorégions, sur le territoire français, ainsi que pour ceux de la prochaine «collectivité européenne d’Alsace», nouvelle tentative de suppression des départements du Bas-Rhin et du Rhin, pourtant refusée par référendum local, le 7 avril 2013.

Enfin, selon l’article 24 du traité d’Aix-la-Chapelle, «un membre du gouvernement d’un des deux États prend part, une fois par trimestre au moins et en alternance, au Conseil des ministres de l’autre État». Or le Conseil
des ministres français a des attributions constitutionnelles, par exemple pour délibérer un projet de loi (article 39 de la Constitution) ou pour autoriser le premier ministre à engager sa responsabilité sur un texte (article 49). Il y a donc là une atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale.

Dès lors, il importe qu’après sa signature, au plus tôt, et l’autorisation de sa ratification, au plus tard, le Conseil constitutionnel soit saisi, sur le fondement de l’article 54 de la Constitution de 1958, en vue de vérifier la constitutionnalité du traité d’Aix-la-Chapelle afin de dire les nombreux obstacles à l’autorisation de sa ratification en l’état. Cette saisine peut être celle du président de la République, lui-même, ou, à défaut, celle du président du Sénat ou d’au moins soixante parlementaires. C’est indispensable, car il est grand temps de mettre une question européenne, telle que ce traité d’Aix-la-Chapelle, dans la campagne des élections européennes, celle qui se profile derrière l’écran de fumée du «grand débat national». Ce n’est que sur une base juridiquement solide et politiquement légitime que la construction européenne pourra se poursuivre et même reprendre, certainement pas contre la souveraineté intangible des États et sans l’accord exprès des peuples, sinon à ses risques et périls. Cela vaut pour la coopération franco-allemande, à présent, comme pour l’Union européenne, bientôt.

Les gilets jaunes, de Facebook aux Champs-Elysées

 » On a dit du mouvement des Gilets jaunes qu’il traduisait le ressentiment de la France périphérique. C’est en partie vrai et pourtant fortement réducteur. Il est très difficile en réalité de dresser une sociologie vraiment précise des Gilets jaunes. Une première enquête, réalisée par un collectif de 70 universitaires et publiée dans le Monde le 11 décembre 2018, a donné les chiffres suivants : « âgés de 45 ans en moyenne, ils appartiennent aux classes populaires ou à la « petite » classe moyenne. La catégorie des employés est surreprésentée : 33 % des participants et 45 % des actifs présents, alors qu’ils sont 27 % de la population active française. Les ouvriers ne comptent que pour 14 % des « gilets jaunes ». Les artisans, commerçants et chefs d’entreprise sont également bien représentés : 10,5 %, et 14 % des actifs présents, contre 6,5 % de la population active. Un quart des mobilisés sont diplômés du supérieur. La moitié ne s’étaient jamais mobilisés pour manifester. Pour les sociologues auteurs de l’étude : « La diversité des rapports au politique et des préférences partisanes déclarées font des ronds-points et des péages des lieux de rencontre d’une France peu habituée à prendre les places publiques et la parole, mais aussi des lieux d’échange et de construction de collectifs aux formes rarement vues dans les mobilisations. »

Le mouvement des Gilets jaunes a bien commencé sur les ronds-points de la « France périphérique » décrite par Christophe Guilluy dans son ouvrage éponyme, désormais célèbre. Avant les Gilets jaunes, il y eut les « Coléreux », mouvement lancé par Leandro Antonio Nogueira, qui mena ses premières actions sur les ronds-points et échangeurs de Dordogne. Mais alors que la contestation, initiée par l’abaissement de la limitation de vitesse à 80 km/h sur les routes nationales, avait commencé à agréger des revendications bien plus diverses, elle s’essouffle dans un premier temps au cours du mois de février 2018 avant de rebondir soudainement avec la pétition lancée le 29 mai 2018 par Priscilla Ludosky sur Facebook puis par Eric Drouet et Bruno Lefebvre le 10 octobre sur le même média. Des premières actions menées à Albert, commune martyr de la Première Guerre mondiale, la contestation culmine le samedi 1er décembre avec les affrontements entre police et manifestants autour de l’Arc de Triomphe sur les Champs-Elysées. Un siècle après l’armistice de 1918 presque jour pour jour, la nouvelle guerre des tranchées sociales a achevé elle aussi sa boucle mémorielle, forçant l’exécutif à reculer sur l’essentiel des mesures contestées et Emmanuel Macron à se livrer sur le tard à un véritable mea culpa télévisuel dont les conséquences en termes d’affaiblissement durable du pouvoir et de délégitimation du politique sont encore difficiles à évaluer.

Le champ de bataille s’est médiatiquement déplacé vers le lieu de mémoire et de pouvoir par excellence que constituent les Champs-Elysées, jusqu’à ébranler toute la symbolique du pouvoir sur laquelle repose le système représentatif. Mais le mouvement des Gilets jaunes est parti avant tout d’un autre « non-lieu », virtuel celui-là, constitué par les réseaux sociaux et en particulier Facebook. Symétriques virtuels des ronds-points et péages, les groupes Facebook ont fédéré la révolte « d’une France peu habituée à prendre les places publiques et la parole » avec une efficacité plus qu’inquiétante pour le pouvoir qui n’a pas su voir venir une mobilisation non pas seulement apolitique mais antipolitique, rejetant en bloc aussi bien les leaders de partis que les représentants des corps intermédiaires ou les syndicats totalement dépassés. Les réseaux sociaux se sont eux imposés comme une nouvelle agora susceptible d’accueillir et de relayer avec force toutes les doléances à l’heure du vide politique et de la revendication hyperindividualiste.

Attribuant la défaite des Démocrates aux Etats-Unis à leur obsession pour les politiques identitaires et leur dispersion au service de combats communautaires, le philosophe Mark Lilla identifie dans son dernier ouvrage, The Once and future liberal, un nouveau modèle d’engagement social qu’il nomme l’« engagement Facebook » : on construit son identité à son gré, comme son mur Facebook, on s’engage et on se désengage aussi facilement qu’on « aime » ou qu’on « n’aime plus ». Dans ce « modèle Facebook » de l’engagement, l’anathème et le tabou remplacent le débat et l’argument. Trump a su en tirer parti pour faire des réseaux sociaux une véritable arme électorale. Le mouvement des Gilets jaunes, lui, né sur Facebook puis sur les ronds-points et les intersections anonymes du périurbain avant de déferler sur les avenues des métropoles françaises, est aussi représentatif d’une contestation hyperindividualiste aux revendications désordonnées et multiples concernant aussi bien la pression fiscale que la politique migratoire, le pacte de Marrakech, le pouvoir d’achat et les revendications consuméristes. C’est tout le paradoxe de ce mouvement qui bloque les supermarchés et permet à ses militants de redécouvrir des formes de solidarité par le biais d’occupations qui durent de longues semaines, forçant à développer une forme originale de communauté militante, et qui, dans le même temps, est porteur des déceptions d’une petite classe moyenne réalisant dans la douleur que les fastes de la société d’abondance sont en train de disparaître pour de bon. L’hypermodernité décrite par le philosophe Gilles Lipovetsky se vit aussi dans la douleur pour l’individu anonyme de la France des ronds-points ou de l’Amérique de Trump, toujours sommé, même après le coup de semonce de la crise de 2008 de « se construire un capital plaisir au plus vite, consommer sa vie dans une temporalité urgentiste où le « toujours-plus » est désormais l’impératif fondamental qui dérégule les comportements. Il s’agit d’un individualisme « nouvelle formule », selon lequel la rentabilité (des plaisirs, des investissements, des expériences en tout genre) doit être immédiate. Cette hypermodernité n’est pas le retour du modernisme d’antan (futurisme optimiste, avenir prometteur et progrès nécessaire de l’Histoire) : désormais, l’avenir est incertain et source d’inquiétudes — le chômage, la précarité, les retraites, etc. » Les réseaux sociaux forment, pour la masse d’individus agrégés par cette angoisse commune mais séparés par l’urbanisme déshumanisant de l’ère des « non-lieux » et désorientés par les promesses désincarnées du progressisme hypermoderne tout autant que par l’absence du politique, le lieu par excellence où peuvent s’exprimer et se fédérer ces inquiétudes. Elles sont certes liées à des conditions économiques et sociales pour une partie des Gilets jaunes – comme de l’Amérique de Trump – mais aussi à une angoisse et un malaise existentiel plus profonds grandement liés à cette hypermodernité qui se traduit, pour les protestataires, par une diminution des possibilités de consommer les fruits de la croissance et par les réponses d’une classe politique qui ne semble rien avoir d’autre à proposer que des slogans aussi vides que généreux et la célébration abstraite d’un « vivre-ensemble » de plus en plus interprété comme un repoussoir par celles et ceux qui ont la sensation d’en être exclus au profit d’un humanitarisme mondialisé et totalement désincarné.

En servant de puissante caisse de résonnance à ce mécontentement, les réseaux sociaux et en premier lieu Facebook s’imposent aussi comme de dangereux outils de déstabilisation. On a vu circuler, au cours de l’épisode des Gilets jaunes, toutes sortes de rumeurs plus ou moins fondées sur le fait que les Etats-Unis ou la Russie avaient pu tirer parti du mouvement, voire attiser la révolte pour affaiblir un gouvernement français bien mal en point, de la même manière que l’islamologue Gilles Kepel a pu affirmer récemment que les groupes islamistes de diverses obédiences suivaient avec attention la mobilisation des Gilets jaunes. La compagnie de cybersécurité NewKnowledge affirme ainsi que 270 millions de comptes Facebook (sur environ deux milliards) sont de faux comptes ainsi que 70 millions de comptes Twitter (sur 335 millions d’utilisateurs actifs). Les chiffres pourraient paraître exagérés mais quand la société Facebook annonce elle-même avoir désactivé ou sanctionné pas moins d’1,5 milliards de faux comptes d’octobre 2017 à septembre 2018, cela laisse songeur. Il n’est bien sûr pas question ici d’imputer la mobilisation des Gilets jaunes à une puissance ou un groupe extérieur. Cette mobilisation, par son ampleur et par son importance, prouve en elle-même que ses causes s’enracinent profondément au cœur du « malaise français », mais des outils nouveaux permettent de tirer parti de ce désordre ancien.

Au début des années 2000, on a commencé à parler de « cyberguerre », concept mis en avant par deux généraux chinois dans un ouvrage qui a fait date et qui prônait l’utilisation de tous les moyens, militaires mais surtout non militaires, par les pays en voie de développement pour atteindre leurs buts géopolitiques. « Dans les guerres du futur, les moyens militaires ne seront qu’un choix parmi d’autres », écrivaient Qiao Liang et Wang Xiangsui dans La Guerre hors limites, traduit en français chez Payot et Rivages en 2003. Les moyens d’actions n’ayant cessé de se développer dans le domaine numérique, on pourra aisément enrichir aujourd’hui la liste des critères de la puissance d’un nouveau déterminant qui est la « cyberinfluence », à mi chemin entre le hardpower, la puissance militaire, et le softpower, l’influence culturelle. La « cyberinfluence » n’est pas la cyberguerre que certains spécialistes évoquaient après l’attaque informatique perpétrée contre l’Estonie en 2007, elle consiste seulement à utiliser les nouveaux outils de communication de masse que représentent les réseaux sociaux afin de pouvoir manipuler l’opinion soit par le biais de la désinformation, soit en tirant parti d’un contexte particulier. Et l’on peut dire qu’en France le contexte est particulier car si les médias se sont faits forts d’annoncer l’essoufflement du mouvement des Gilets jaunes après la mobilisation ratée du samedi 15 décembre, cette révolte inédite dans sa forme et ses cadres aura dangereusement mis en question le fragile équilibre des systèmes représentatifs que l’Abbé Sieyès appelait non sans ironie mais avec beaucoup de discernement la « duperie nécessaire ». Les Gilets jaunes ont voulu croire au retour de la démocratie directe, appuyée sur les bases mouvantes d’une revendication anarchique et multiforme, rançon de la décrédibilisation des institutions politiques, de la fragmentation de la société française et d’une inflation des revendications qu’aucun corps constitué ne semble en mesure de satisfaire. A cette révolte hors-limite, la société de l’Internet 2.0 offre des possibilités d’extension du domaine de la lutte dont on ne se représente pas plus les limites. «