Loi Avia, application Stop-Covid, « le despotisme doux » de la Chine s’exporte bien !

« La plupart d’entre nous ont grandi avec Internet, à travers son application la plus commune, le WorldWideWeb, depuis un quart de siècle. Cela semble aussi évident que l’électricité, ou boire de l’eau ». Pour l’informaticienne britannique Wendy Hall, cette évidence pourrait bien être remise en question par la confrontation – à l’issue incertaine – entre différentes conceptions antagonistes : celle de l’Internet ouvert, utopie presque enterrée par les monopoles technologiques ; celle de l’Internet sage et régulé, dont rêve Bruxelles ; celle d’un Internet « commercial », ou la « neutralité du net », qui n’est plus qu’un lointain souvenir et enfin celle d’un Internet sévèrement contrôlé que voudraient voir advenir des régimes plus autoritaires. Si certains s’inquiètent de l’émergence d’un « splitinternet », c’est-à-dire un internet fragmenté et balkanisé, le risque, en réalité, est plus grand de voir Internet devenir plus uniforme et de voir nos démocraties chercher à adapter les modèles de contrôle et de surveillance numérique empruntés à des régimes autoritaires.

En Chine comme en occident, la crise du Coronavirus n’a fait qu’accélérer des dynamiques d’évolutions amorcées depuis longtemps. À travers les brèches ouvertes par la commercialisation de l’Iphone en 2007 ou les recherches sur l’IA d’IBM, Google ou du Facebook Artificial Intelligence Research (FAIR), dirigé par Yann Le Cun, on peut voir se dessiner les contours d’une société de contrôle qui emprunte moins en apparence à l’autoritarisme glacial et déshumanisé du 1984 d’Orwell qu’au paternalisme bienveillant du « despotisme doux » d’Alexis de Tocqueville. « Il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète », écrit un Tocqueville visionnaire en 1835. Après la percée accomplie par la Silicon Valley, la Chine semble aujourd’hui prendre le relais.

Contrairement à un cliché, rappelle le sinologue Jean-François Billeter, largement véhiculé et entretenu par certains intellectuels, la Chine n’est pas un univers « radicalement Autre » étranger à l’Occident. Ce stéréotype nous empêche de saisir la réalité du constant dialogue établi entre les deux civilisations et leurs tentatives conjointes de définir la modernité contemporaine. Il ne faut pas non plus se laisser tromper par le contexte actuel et l’émergence d’une nouvelle guerre froide entre un Occident fatigué et une Chine jugée trop dangereuse et arrogante. La société de contrôle chinoise inspire et séduit. Mieux, elle ouvre de nouveaux marchés. Là encore, à rebours du cliché dépeignant une sorte de système unifié et technototalitaire, la Chine a bâti une variante high-tech du « despotisme doux » tocquevillien, « absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux », qui mise moins sur la contrainte que sur l’incitation consumériste.

Pékin a été tenté, quand Internet a commencé à se répandre en Chine dans les années 1990, de choisir la voie de la contrainte avec le « Grand Pare-feu national », mis en place en 1999, qui devait protéger les Chinois des « influences étrangères ». Mais au lieu de se contenter de mettre en place un verrouillage total assorti d’un système répressif coûteux, le gouvernement chinois a choisi l’incitatif et proposé aux internautes chinois des alternatives développées en s’appuyant sur un secteur privé dynamique, devenu, plus qu’un décalque, un rival efficace et innovant des solutions technologiques occidentales, au point, après avoir copié ces dernières, de pouvoir désormais les inspirer.

Le gouvernement chinois a avancé à tâtons sur cette voie, ce ‘tao’ du développement technologique, prenant en compte les nécessités du contrôle social et les exigences du consumérisme qui se développe en Chine comme il s’est enraciné dans nos sociétés. En 2009, la société Jinhui Computer System Engineering, a développé pour le compte de la République Populaire de Chine, le logiciel « Green Dam Youth Escort », qui devait être installé préventivement sur les ordinateurs et smartphones vendus en Chine, afin de contrôler et empêcher l’accès aux sites pornographiques et à tous les sites au contenu jugé « dysphémistique », pour reprendre le néologisme employé par Jonathan Fildes pour BBC News en juin 2009. Qualificatif intéressant, qui, par opposition à « euphémistique », désigne une manière dégradante de représenter la réalité, terminologie laissant une vaste marge à l’appréciation. Le terme conviendrait aussi à merveille à l’actuelle Loi Avia, définitivement adoptée par l’Assemblée nationale française le 13 mai 2020, qui, dans son préambule, affirme vouloir combattre les « haters » et lutter contre « le rejet, puis l’attaque d’autrui » qui « connaît des relents rappelant les heures les plus sombres de notre histoire ». Derrière la syntaxe boiteuse se cache une idéologisation du principe de précaution qui, étendu au langage, contient des potentialités dystopiques et « dysphémistiques » inquiétantes.
Paradoxalement, le gouvernement chinois a compris à rebours du législateur français que l’incitation économique fonctionnait mieux que la contrainte. « Green Dam Youth Escort » a été abandonné au profit d’un autre projet, le “Système de Crédit Social (SCS)”, lancé en 2014, qui s’appuie sur la maîtrise des technologies du Big Data et de la reconnaissance faciale afin d’évaluer le “degré de civisme” des citoyens chinois. Il ne s’agit pas d’un système centralisé et gouvernemental, mais d’une variété d’applications proposées aux utilisateurs d’ordinateurs et de smartphone par huit firmes privées, dont les géants Tencent et Alibaba. Il existe bien sûr des dispositifs gouvernementaux, imposés aux citoyens dans certaines municipalités pilotes, mais les outils les plus utilisés, comme Sesame Credit ou Tencent Credit sont développés par les firmes privées Alibaba et Tencent. Loin d’être considérés comme différents avatars numériques de 1984, ces outils d’évaluation “civique” sont plutôt perçus, en particulier par les classes urbaines et aisées, comme des services offrant, en échange d’une forme de contrôle somme toute modérée, certains avantages allant des facilités de crédit à l’accès aux services sociaux ou culturels, en passant par toute une gamme de réductions sur des produits de consommation et autres services.

La situation inédite créée par la pandémie de Covid-19 pourrait amener les pays occidentaux à adapter plus encore les manières de faire chinoises.

La situation inédite créée par la pandémie de Covid-19 pourrait amener les pays occidentaux à adapter plus encore les manières de faire chinoises. Le principe de précaution sanitaire justifie la mise en place d’un traçage numérique ambitieux avec l’application “StopCovid”, défendue par le gouvernement à l’Assemblée nationale le 27 mai 2020. Dans un rapport parlementaire du 6 avril, le député LREM Mounir Mahjoubi appelait à “ se saisir de tous les moyens à disposition, sans toutefois compromettre nos valeurs et nos libertés” en s’inspirant des expérimentations faites à Honk-Kong ou Taïwan permettant d’opérer, via des applications installées sur smartphones, une collecte de données à grande échelle, pour contrôler les déplacements de populations. “Il en va de la confiance en nos institutions”. Le problème est justement que cette confiance est déjà largement entamée, comme l’a encore démontré la crise des Gilets Jaunes, et que le risque est grand de voir s’installer, au nom du principe de précaution, une variante libérale de ce qui se pratique déjà en Chine ou de multiples applications et une déclinaison d’algorithmes permettent déjà de contrôler l’état de santé des citoyens, de déterminer l’accès à certains périmètres en fonction d’un relevé de température exécuté par une borne ou un téléphone ou de décider de la mise en quarantaine de tel ou tel individu. Au premier rang des sociétés qui développent ces applications, on trouve à nouveau le géant Alibaba et l’on constate à nouveau que la Chine plutôt que de recourir à des moyens coercitifs et des agences publiques, s’appuie de préférence sur ses tech companies, les BATX, pour proposer une offre de management sanitaire. Celle-ci, par l’entremise de la captation des données dans le cyberespace, la vidéosurveillance, les technologies de reconnaissance faciale et la mise en oeuvre d’incitations commerciales constitue un système de contrôle social bien plus efficace et d’autant plus facilement accepté par les populations qu’il est économiquement viable et qu’il peut se parer de la nécessité sanitaire. En dépit des tensions qui peuvent exister entre la Chine et les pays occidentaux, le modèle chinois de contrôle sanitaire et social est un modèle qui s’exporte, non seulement en Asie, où les entreprises chinoises ont proposé et diffusé leurs outils, mais aussi en Europe ou aux Etats-Unis, où l’on s’inspire du modèle asiatique pour “StopCovid” et où Apple et Google ont proposé également, le 10 avril 2020, une application commune de traçage des malades qui puisse être proposée aux gouvernements américains ou européens. Le gouvernement britannique semble d’ailleurs la préférer à la solution de traçage française.
La surveillance et le management social sont cependant des marchés lucratifs qui n’ont pas attendu le Covid pour se développer, de même que les entreprises chinoises n’ont pas attendu la pandémie pour exporter le savoir-faire acquis en la matière. Dans le domaine de la vidéosurveillance, la Chine a fait du Xinjiang, province désertique travaillée par le séparatisme ouïgour faisant trois fois la taille de la France, un véritable laboratoire de la vidéosurveillance et Pékin exporte depuis longtemps son savoir-faire en la matière puisque les caméras de surveillance de la société chinoise HikVision équipent Londres depuis une vingtaine d’années. Les ambitions chinoises vont même bien plus loin avec la Digital Silk Road, “route de la soie numérique” qui double la “nouvelle route de la soie” que la Chine finance à coups de milliards de yens depuis les années 2010. Avec ce projet pharaonique, l’ambition de Pékin n’est rien moins que de faire de ses techs companies des leaders de l’univers numérique en exportant massivement son savoir-faire en matière de big data, de contrôle des données et, de ce fait, des populations. La pandémie de Covid-19 aura créé en la matière d’énormes besoins et la présence assidue et active de la représentation chinoise, en plus de l’Organisation Mondiale de la Santé ou de l’Organisation Mondiale du Commerce, à l’Union des Télécommunications Internationales (UTI) au sein de l’ONU montre la volonté de Pékin d’être leader dans l’élaboration des normes internationales en matière de communication et de NTIC. À l’occasion de la journée internationale des Télécommunications du 17 mai, Houlin Zhao, Secrétaire Général de l’UTI a souligné les ambitions du programme « Connect 2030 » de développement mondial de “nouvelles technologies telles que la 5G, les transports intelligents, l’Internet des objets, l’intelligence artificielle et la chaîne de blocs”, programme de développement dont la Chine est l’un des principaux artisans. Et les menaces américaines à l’encontre des firmes chinoises n’entament pas la détermination de Pékin. Il faut rappeler ici que Huawei est sans conteste le leader dans les infrastructures télécoms de cinquième génération (5G), et d’autre part que les Américains sont quasi absents de ce secteur. En février dernier, des voix au sein de l’administration Trump suggéraient des prises de participation dans Nokia ou Ericsson dans le but de rattraper le retard dans la 5G et de profiter du peu d’entrain de l’UE à soutenir ses propres acteurs technologiques. Car si le marché américain se ferme aux entreprises chinoises, en Europe en revanche, les téléphones portables de Xiaomi et Huawei concurrencent de plus en plus ceux de Samsung et Apple. Voici donc la vieille Europe empêtrée dans une idéologie sécuritaire et sanitaire de moins en moins démocratique et de moins en moins libérale. Avidement couvée du regard par les détenteurs américains d’un Internet déjà repeint aux couleurs de la guerre commerciale et par les artisans chinois du totalitarisme de consommation.

Enseignement en ligne à Cambridge: vers la disparition du cours traditionnel?

Tribune parue dans le Figarovox Pour cause de Coronavirus, la prestigieuse Université de Cambridge a fait le choix de dispenser ses cours uniquement en ligne l’année prochaine, et en parallèle la France prévoit un présentiel en mi-temps. Pour la juriste Morgane Daury-Fauveau, cette distance avec l’enseignant laissera beaucoup d’étudiants sur le carreau.

L’université de Cambridge a annoncé qu’en raison de la pandémie, elle dispensera tous ses cours en ligne l’année prochaine. Bien entendu, il n’y a aucune raison financière à cette décision, il serait malveillant de soupçonner que le prestigieux établissement souhaite faire des économies. Nul doute que l’enseignement distanciel engendre les mêmes dépenses d’enseignants, de personnels administratifs et techniques et d’entretien des locaux que le présentiel. Il faut protéger la santé de nos jeunes gens et des enseignants, mêmes s’ils sont jeunes, sans diabète, ni surpoids et ont donc un risque de tomber malade tellement faible qu’il ne doit même pas être chiffrable.

L’étudiant français moitié réel, moitié virtuel.

En France, le maître mot de la rentrée à l’université est un barbarisme: l’hybridation. Il s’agit de faire cours, pour partie en classe et pour partie en ligne. Un barbarisme donc, qui va créer une chimère: l’étudiant, moitié réel, moitié virtuel. Voilà un joyeux capharnaüm qui s’annonce.

Mais la disparition de l’enseignement traditionnel (doit-on dire «à l’ancienne»?) au bénéfice de l’enseignement à distance (moderne donc génial) recèle des dangers bien plus considérables.

La concentration des étudiants et leur émulation intellectuelle sont favorisées par la fréquentation de leurs congénères et le contact direct avec leurs enseignants. Il est évident que l’isolement accentue considérablement le risque de décrochage. De nombreux étudiants ne se mettent avec sérieux à leurs études que parce qu’ils y sont entraînés, par leurs amis, leur entourage, l’ambiance de leur promotion. Ceux-là n’ont pas une seule chance de poursuivre avec un enseignement à distance. Seuls s’en sortiront ceux qui sont déjà très bons, déjà brillants ou aidés par des cours particuliers. Sans compter que les épreuves se feront aussi en ligne et que c’est un festival de la triche, comme nous l’a récemment expliqué le Figaro Étudiant. Cette promotion a déjà perdu un semestre complet, faut-il vraiment ruiner la prochaine rentrée et la valeur de ses diplômes?

Contrairement à ce qu’ont l’air de penser nos autorités, un enseignant ne se contente pas d’ânonner son cours comme il réciterait une recette de cuisine. L’enseignant est un acteur qui rentre en amphi comme on entre sur scène, avec pour objectif de capter son auditoire. J. P. Brighelli l’explique très bien dans une chronique récente sur son blog,«enseigner masqué: Un prof, comme un acteur, ne joue pas qu’avec avec sa voix, mais aussi avec sa gestuelle et «tout le non-verbal si essentiel pour enrober et faire passer le message». Dans un entretien au Point de ce mois, Jacques Weber dit «au théâtre, on se touche, on sue, on postillonne!». En amphithéâtre aussi… si on est face à un auditoire, car il est nettement plus difficile d’être enthousiaste, bouillonnant et même enflammé devant un écran.

Nul ne fait cours de la même manière si il se sait filmé ou enregistré.


Dans une classe ou dans un amphi, l’enseignant repère souvent, à son regard, l’étudiant intelligent et impliqué qui est là pour apprendre. Lorsque le cours est ardu, l’enseignant voit dans les yeux de l’élève s’il a compris. Quand tel n’est pas le cas, lorsqu’on ne voit pas dans le regard de l’étudiant l’étincelle espérée, c’est qu’il faut reprendre l’explication, remettre l’ouvrage sur le métier, gagner encore en limpidité.

Enfin, les cours sont parfois l’occasion d’échanges échevelés dont le prof ressortira certes rincé mais avec le sentiment d’avoir fait progresser ses étudiants sur le chemin de la réflexion.

Rien de tout cela n’est possible en distanciel. Mais il y a plus grave encore. Nul ne fait cours de la même manière s’il se sait filmé ou enregistré. Par un phénomène d’autocensure qui interviendra nécessairement, nous resterons dans les clous du programme, nous veillerons à être toujours dans la mesure, nous réfrènerons la critique et le trait d’esprit. Adieu le lapsus comique qui nous fait rire avec nos étudiants. Finies les riches digressions provoquées par une question inattendue.

Il suffit de constater l’évolution de l’usage d’internet: d’un espace qui aurait dû favoriser la liberté d’expression et la manifestation de toutes les idées, on est arrivé à un lieu sous haute surveillance où des vigies de la parole inconvenante traquent la moindre entorse à une bien-pensance autoproclamée.

Nos discours en ligne deviendront ultra formatés, il n’y aura plus d’occasion d’aiguiser l’esprit critique de nos jeunes, de susciter l’interrogation sur la société dans laquelle ils vivent, de remettre en cause des idées acquises.

N’est-ce pas là le rêve de nos gouvernants: des citoyens dotés de compétences exclusivement techniques, sans ambition intellectuelle ni appréhension globale du monde qui les entoure et dont la seule soif sera alors celle de consommer?

Crise sanitaire, pénurie de masques, bureaucratisation de la santé, … Entretien avec le Pr. Gilles FREYER

Le CERU a eu l’honneur d’interviewer le Professeur Freyer sur la gestion de la crise sanitaire.
Outre l’analyse de la situation actuelle, le Professeur nous livre les pistes indispensables qu’il faudra suivre pour que notre système de santé redevienne ce qu’il était par le passé, l’un des meilleurs du monde.
Merci mille fois pour le temps si précieux qui nous a été accordé.

Gilles Freyer est l’auteur de « Dénoncer et bannir, l’obscurantisme progressiste », Jacques André Éditeur, 2019. Disponible ici :
http://www.jacques-andre-editeur.eu/web/ ou bien sur les sites FNAC ou Decitre

1 – Professeur, en tant que Directeur de l’Institut de Cancérologie des Hospices Civils de Lyon, quelles mesures d’adaptation à la crise du COVID 19 avez-vous dû prendre ?

Cette question est la seule à laquelle je peux répondre en tant que chef de service d’oncologie médicale et directeur de l’institut de cancérologie du CHU de Lyon. Pour les autres questions, je m’exprimerai à titre tout à fait personnel et en tant qu’universitaire, dont la liberté de parole est garantie, dans le cadre de la loi.

L’hôpital Lyon-Sud où j’exerce, comme beaucoup d’autres, s’est adapté à la crise du COVID par un certain nombre de mesures, telles que l’augmentation de ses moyens de réanimation, la mobilisation assez exemplaire et exceptionnelle de l’ensemble des soignants, ainsi que par la création d’unités spécifiques dédiées aux patients atteints de ce virus et qui ne relevaient pas de la réanimation. L’hôpital a même créé des unités « d’attente » pour les patients qui ne présentent pas de symptômes spécifiques, mais qui bénéficient tout de même d’un dépistage afin de ne pas éventuellement être porteurs du virus à l’intérieur d’unités où sont hospitalisés des patients immunodéprimés, comme c’est le cas par exemple dans les services de cancérologie ou d’hématologie.

Une de nos grandes craintes, provenant de données chinoises et italiennes notamment, était que les patients atteints de cancer soient plus fréquemment contaminés par le virus que les autres, à peu près 2 fois plus, et surtout qu’ils présentent une mortalité beaucoup plus élevée, probablement 2 à 5 fois supérieure selon les séries publiées. Au point, d’ailleurs, que nos collègues italiens nous avaient indiqué qu’ils ne réalisaient quasiment plus de traitements anti-cancéreux, de façon à ce que les patients atteints de cancer ne viennent plus temporairement à l’hôpital, ce qui était très préoccupant pour nous. Donc nous avons mis en place des mesures barrières extrêmement strictes, avec effectivement l’appel quasiment quotidien de tous les patients à leur domicile pour prendre de leurs nouvelles et en restant à l’affût des symptômes du COVID, la mise en place de sas avec des personnels contrôlant systématiquement la température des patients à leur arrivée, mais aussi leur posant toutes les questions nécessaires pour dépister d’éventuelles infections COVID, la mise en place de masques, le contrôle permanent des mesures barrières, l’isolement des patients, etc. Ce dispositif nous a permis, au moins jusqu’à ce jour, de contrôler assez efficacement cette épidémie pour les malades atteints de cancer.

Actuellement, nous voyons une très nette décrue sur l’ensemble de l’hôpital des patients admis, des patients décédés, des patients en réanimation, au point que nous avons pu reprendre une activité de traitement du cancer de plus en plus normale. Il faut signaler au passage qu’il y a une mortalité potentielle collatérale qui est liée au virus et qui concerne les personnes qui n’ont pas bénéficié de leur traitement habituel, en raison précisément de la crise du COVID. Pour ces patients, évidemment, nous avions cette préoccupation particulière de ne pas les perdre de vue. Nous avons donc tenu de très près des registres de suivi de tous ces patients et nous avons continué une activité de consultation sous la forme de téléconsultations, afin que les plans de traitement ne soient pas trop perturbés. Actuellement, nous discutons de reprendre une activité de consultation en « présentiel » normale, à partir de l’étape officielle du déconfinement, à ceci près évidemment que des mesures de « filtrage » des patients, de remise de masques si nécessaire, de prise de température systématique et autres mesures barrières sont évidemment appliquées avec une très grande rigueur.

Donc le bilan, s’agissant des patients atteints de cancer, en tout cas dans mon institution, est pour nous relativement satisfaisant, pour autant que l’on puisse être satisfait dans un tel contexte. Il n’y a pas eu d’épidémie significative dans les unités de soins et il n’y a pas eu non plus de nombreux soignants des services de cancérologie impactés eux-mêmes directement par l’épidémie à ce jour. C’est un certain soulagement.

2 – Selon vous, le confinement était-il indispensable ?

Ma première observation est qu’il est difficile, lorsqu’on est soi-même immergé dans l’action, de porter un jugement sur l’activité des institutions, la manière dont les institutions et les individus qui les conduisent gèrent la crise, avec les moyens qui leur sont donnés au moment où ils sont donnés, avec l’héritage du passé, de ce qui a été prévu et ce qui n’a pas été prévu. Par conséquent, je me garderai d’avoir l’air de surplomber et de juger, du haut de ma science, ce qui est fait, pour constater simplement que la société française n’était pas tellement protégée à la fois par ses capacités sanitaires (qui ont été considérablement réduites ces dernières années) et par l’impréparation de son système de santé, si l’on considère par exemple la pénurie de masques et de tests de diagnostic précoce.

Dans cette situation particulière, en effet, le confinement apparaissait comme la mesure la plus évidente pour réduire la circulation du virus, surtout à l’acmé de la contagion, dans l’idée de ne pas saturer les capacités hospitalières et de ne pas provoquer un véritable désastre sanitaire qui, au moins, dans la première phase de l’épidémie ne s’est pas produit.

La deuxième observation que je ferai est qu’on a pu dire que l’État et les autorités de santé avaient finalement cédé à une forme de catastrophisme médiatique. Il est vrai que dans notre société, ce qu’on appelle le principe de précaution (qui est souvent le voile pudique de la peur des politiques d’être mis en cause dans telle ou telle affaire, en particulier de santé), est le reflet d’une certaine forme d’individualisme hédoniste occidental. Beaucoup insistent sur l’inefficacité de ce qui peut avant tout apparaître comme une posture, non suivie d’effets lorsque notre pays est confronté à une crise sanitaire majeure.
À titre personnel, je ne peux pas m’empêcher de faire une certaine comparaison avec les épidémies antérieures dans les années 50 (grippe dite asiatique en 1956) et 60 (grippe de Hong Kong en 1968) par exemple. Il s’agissait d’épidémies hautement mortelles, qui ont fait des millions de morts dans un contexte d’absence d’information de la population et de relative indigence des capacités de prise en charge. Les choix publics qui ont été faits à cette époque, qui encore une fois correspondaient à un autre temps, une autre manière de voir l’information, la santé, l’individu et la société, ont sans doute privilégié la continuité du fonctionnement économique au détriment de la santé des individus. Je dois dire qu’à titre personnel, malgré tous les défauts de la société d’aujourd’hui, je préfère pour moi-même, ma famille et mes amis, la politique de santé mise en œuvre en 2020 à celle qui a été mise en œuvre par exemple pour la grippe dite de Hong-kong. Oserai-je paraphraser Camus en affirmant qu’entre l’économie et ma grand-mère, je choisis ma grand-mère (surtout si elle n’est pas en EHPAD) ? Que l’on me pardonne cette plaisanterie, autant que ce trait d’égoïsme, mais il apparaît que l’individualisme et la précaution n’ont pas que des défauts ; ce sont leurs excès, bien entendu, qu’il faut condamner.

Par conséquent, oui, à ce stade, le confinement était nécessaire. Le regret que l’on peut avoir aujourd’hui, doublé d’ailleurs d’une crainte au moment où l’on parle de déconfinement ciblé, est que la France se situe malheureusement parmi les pays avancés les moins performants dans la réalisation de tests diagnostiques à grande échelle et la protection des populations par la mise en place de masques, j’y reviendrai. Je suis en particulier assez dubitatif sur la politique de confinement qui a été appliqué au sein des EPHAD et qui ne s’est pas accompagné d’un niveau de protection suffisant des résidents. Il était bien évident qu’à partir du moment où le virus était susceptible de s’introduire dans ce type d’établissement, on créait là les conditions quasiment expérimentales de « mini clusters » au sein de populations fragilisées. Il y a eu malheureusement une assez effrayante mortalité dans ces établissements. Il est bien évident qu’au minimum, les soignants et l’ensemble des employés des EHPAD auraient dû bénéficier de masques et autres protections individuelles dès le départ.

3 – Comment expliquez-vous que l’Allemagne connaisse un nombre de morts bien inférieur à la France pour une population supérieure ?

En effet, si l’Allemagne (avec ses 83 millions d’habitants) avait suivi la pente française, elle serait probablement à plus de 40 000 morts. Là se trouve néanmoins la limite de la plupart des comparaisons. D’abord, tous les pays ne comptent pas les victimes de la même manière, en ville, en établissement spécialisé type EPAHD, à l’hôpital, etc. Ensuite, ce qu’on appelle la létalité, c’est-à-dire le nombre de morts rapportés au nombre de cas, suppose que vous ayez un dénominateur comparable c’est-à-dire un nombre de cas qui s’évalue de la même manière. Or, il est notoire que l’Allemagne a procédé à un nombre bien plus important de tests par PCR avec des prélèvements nasopharyngés que la France, donc le dénominateur est effectivement différent. Mais on concédera, en effet, que si l’on regarde le nombre brut de morts, c’est un pays qui a été assez peu touché. En épidémiologie, il faut beaucoup se méfier de toutes sortes de facteurs de confusion :pourquoi tel ou tel virus va-t-il être plus virulent dans telle ou telle région, sous telles ou telles conditions climatiques, dans une population donnée avec ses caractéristiques génétiques propres ? Tout cela constitue un écosystème bien particulier et les comportements des virus varient selon les écosystèmes d’une manière que l’on comprend finalement très mal. Là encore, une difficulté en sciences c’est de bien faire la différence entre la causalité et l’association. La causalité c’est affirmer que si la mortalité est bien moindre en Allemagne, c’est parce que le système de santé allemand est beaucoup mieux organisé et mieux préparé que le nôtre. C’est un raisonnement qui peut être faux et peut consister simplement en une association, c’est-à-dire le fait que, en réalité, si le système allemand est effectivement mieux préparé (plus grand nombre de lits de réanimation, réactivité plus grande de la prise en charge qui est décentralisée en Allemagne avec une compétence plus importante des Länder, capacité de l’Allemagne à réactiver très rapidement un tissu industriel et à l’orienter vers la production de réactifs, de tests, de masques, etc.), il y a peut-être d’autres causes cachées. Après tout, il semble que de nombreux pays dont les systèmes de santé sont très faibles ont un taux de mortalité par Covid bien inférieur au nôtre. Pour revenir à l’Allemagne, on doit constater au minimum qu’il y a une association entre les performances plus grandes du système allemand et au final un nombre total de morts qui apparaît nettement moindre que celui de la France. Il faut aussi faire attention à l’évolution de l’épidémie, à ce qui va se produire dans les semaines et les mois à venir et qui peut avoir une influence sur les taux de mortalité par pays. Donc là encore une fois, je voudrais attirer l’attention sur la prudence qu’il faut avoir dès lors qu’on souhaite instrumentaliser des données scientifiques ou épidémiologistes à des fins d’analyses politiques, c’est toujours un biais dont il faut se garder.
Mais si l’idée est de trouver dans le « modèle allemand » (ce modèle allemand à la fois admiré et honni par les Français, depuis la fin du XVIIIème siècle), des éléments positifs et que l’on pourrait imiter, alors, incontestablement, le caractère décentralisé et fédéral, de l’organisation politique, l’absence de ce jacobinisme français qui à mon sens est tout à fait nuisible, sont des éléments qu’on pourrait considérer.

Au risque d’outrepasser mes compétences et de faire de l’analyse historique à la petite semaine, il m’apparaît que la faillite partielle de cette organisation à la fois incroyablement pyramidale (songeons à la sacralisation médiatique de la parole provenant du sommet de l’État, aussitôt vilipendée et pour ainsi dire anéantie par les réseaux sociaux et dans l’opinion) et incroyablement transversale (en raison de l’appareil bureaucratique « en millefeuille » et du pouvoir en réalité dominant des hauts fonctionnaires) du système de santé, n’est qu’un reflet « microcosmique » de la maladie systémique des institutions françaises. Plus j’observe l’organisation sociale des pays riches et plus je me dis que l’État jacobin et son culte des grands chefs voulu par la constitution de la Vème République, est devenu désuet, sclérosé, inefficace. La compréhension de la complexité inédite du monde moderne et les nécessaires capacités de réaction « à flux tendu » aux évolutions fulgurantes qui se succèdent, ne peuvent pas être à ce point concentrée par quelques individus, fussent-ils extrêmement intelligents, issus d’une seule filière de formation des élites, dont la science est par exemple curieusement absente, et dans une seule métropole, Paris. Aucun pays moderne et démocratique ne possède ce type d’organisation. Ce qui n’a pas marché pour la santé ne marche pas non plus pour le reste, et la France est en chute libre. Ici, il ne s’agit pas d’une association, mais bel et bien d’une causalité, en tout cas selon moi.

4 – Comment expliquer qu’aujourd’hui encore, le pays manque toujours de masques, d’équipements et de tests ?

On pourrait décliner la prise en charge d’une telle épidémie selon deux grands paradigmes. Le premier consiste à tester le maximum possible de porteurs du virus, à les isoler, à les traiter si on considère qu’on a un traitement efficace, de façon à réduire au maximum la possibilité du portage viral et de la circulation du virus. C’est ce qui a été fait pour la partie tests et isolement, par exemple en Corée du Sud, avec d’excellents résultats. L’alternative, c’est de procéder au confinement généralisé de la population, ce qui pose de considérables problèmes notamment économiques. Le confinement est fait pour ne pas saturer les capacités de prise en charge hospitalière des cas graves, alors même qu’on considère qu’il faut un certain seuil d’immunité dans la population pour que l’épidémie s’arrête. Par conséquent, il faut nécessairement qu’une grande partie de la population s’infecte. Au passage, cela n’est pas démontré scientifiquement aujourd’hui, ce sont des modèles, ce sont des spéculations, c’est la doctrine qui est défendue dans certains pays et notamment en France. On observera que nombre d’épidémies, notamment saisonnières, se terminent sans avoir touché 70 % de la population, loin de là. Mais toujours est-il que dans le cas du coronavirus, ce qui est vital, c’est de protéger les soignants. Or, à l’évidence, en France les soignants n’ont pas été protégés à la phase aiguë de la vague épidémique ni en médecine libérale ni en médecine hospitalière puisque les masques ont manqué, car il n’y avait pas de stocks suffisants. Il aurait existé, nous dit-on, notamment après l’épisode de la grippe H1N1, un stock assez important de masques, de l’ordre d’un milliard sept cents millions, si l’on compte les masques chirurgicaux et les masques FFP2 et ce stock a disparu, semble-t-il, quelque part entre 2013 et 2015. Je ne fais là que reproduire ce qui est dit dans la presse, j’ignore si c’est vrai. Mais si c’est vrai, cela constitue pour ceux qui ont pris ce genre de décisions un élément dont il faudra bien à un moment ou un autre rendre compte. Ou, plus exactement, il serait souhaitable que le « devoir d’inventaire » (dans tous les sens du terme) soit fait, non pour accabler des individus (sauf si certains ont commis des fautes graves qui leur seraient entièrement imputables), mais pour repérer exactement en quoi une partie de l’institution a failli et procédé à des corrections, pour le coup, impitoyables.

On peut aussi s’interroger sur ce qui a été ouvertement affirmé à la phase initiale de la maladie et qui est scientifiquement faux, à savoir que les masques chirurgicaux ne protègent pas ceux qui les portent. Il y a des publications sur ces questions, elles sont très largement connues, évidemment pas directement avec le SARS-CoV-2 qui est le coronavirus actuel, puisqu’on n’a pas pu faire pour l’instant des études à grande échelle avec ce microbe. Mais il y a des données disponibles en situation de vie réelle, avec toutes sortes d’autres virus respiratoires, qui montrent que non seulement les masques chirurgicaux empêchent la dissémination des gouttelettes par les porteurs, mais aussi protègent assez largement ceux qui ne sont pas porteurs et qui ont ces masques. Il est même assez clair que, dans la plupart des situations de la vie courante et même y compris soignante, les masques chirurgicaux ont des performances tout à fait identiques aux « super masques » FFP2, qui ne sont en fait conseillés aujourd’hui que pour des gestes médicaux invasifs très particuliers, qui peuvent produire des aérosolisations de particules virales.
Il y a eu effectivement une sorte de justification de la pénurie par un discours faussement rassurant, dont un médecin même non spécialiste des virus sait qu’il n’est pas scientifiquement fondé. C’est d’autant plus surprenant que ce genre d’affirmation, de nos jours, ne résiste pas à l’épreuve des connaissances auxquelles chacun peut avoir accès via Internet. On est encore malheureusement ici dans une forme d’infantilisation par le politique, ou plutôt par les communicants qui aujourd’hui dominent malheureusement la vie politique, de la population avec laquelle ils sont en complet décalage . On a tendance à prendre les Français pour des gens immatures, des incultes et des impulsifs, alors qu’il y a probablement dans notre Peuple une large majorité de gens qui sont bien plus intelligents que les communicants politiques. Un Peuple qui a compté plus de trois cents morts d’actes terroristes durant ces cinq dernières années, vécu en 2019 une année de quasi-insurrection permanente, et su faire preuve d’une dignité, d’une retenue et d’une intelligence collective remarquables. Ces mêmes qualités, je les ai vues à l’œuvre à l’hôpital ces derniers temps. Tous les soignants sont montés au front comme un seul homme. L’innovation et l’ingéniosité sont venues du terrain, certainement pas des ARS !
Au total, on doit bien constater qu’entre les deux paradigmes que je décrivais tout à l’heure, finalement, la France a été incapable de mettre en œuvre complètement une seule de ces deux possibilités, ce qui est assez regrettable, en particulier si l’on considère le nombre de soignants qui ont été contaminés en ville, dans les hôpitaux et dont malheureusement un certain nombre d’entre eux sont décédés. En somme, il y a des décisions politico-administratives qui se prennent parfois dans le silence de la bureaucratie et qui ont des conséquences malheureusement tragiques.

5 – Les ARS (agences régionales de santé chargées du pilotage régional du système national de santé), sont-elles en cause dans les « ratés » de la gestion de la crise ?

Il y a un certain nombre d’années que nous faisons, nous soignants, le constat que les ARS sont loin de jouer le rôle qu’elles sont censées jouer du point de vue de l’organisation, du déploiement des structures de soins, des relations entre les établissements de soins. Elles sont le reflet, de mon point de vue, d’un jacobinisme anachronique, avec une volonté du pouvoir central d’un contrôle total sur ce qui se passe dans la santé au niveau des régions. Malheureusement, les ARS se caractérisent par un manque total de vision stratégique. Elles n’en ont d’ailleurs pas vraiment la capacité, dans ce jeu toujours extrêmement complexe et qui conduit souvent à l’immobilisme, entre les pouvoirs locaux et les pouvoirs centraux, dans un monde où la priorité pour les apparatchiks du système est d’avancer tranquillement, sans jamais faire de vagues. Il y a donc beaucoup de fonctionnaires dans les ARS, et malheureusement la crise Covid, là encore, de mon point de vue, montre la cruelle absence sur le terrain et l’inefficacité de ces structures, si l’on considère ce qu’elles coûtent au contribuable.

Et si nous prenons les spécialités médicales elles-mêmes et en particularité la mienne, qui est la cancérologie, je cherche toujours depuis 10 ans à savoir comment l’ARS pourrait s’impliquer dans le tissu soignant local, pour faire avancer l’organisation de la cancérologie en région. Ce sont les acteurs de terrain qui font avancer la cancérologie, ce sont les acteurs de terrain qui innovent. Malheureusement, à part réaliser très régulièrement des audits sans intérêt, des enquêtes qui font perdre du temps aux établissements de soins, un gouvernement des indicateurs quantitatifs qui n’a véritablement aucun sens et organiser, année après année, l’amaigrissement, voire la cachectisation du secteur public de la santé, je ne vois pas de quelles manières les ARS ont pu œuvrer positivement, au minimum durant la dernière décennie.
Il s’agit donc de structures dont les missions doivent urgemment être repensées en profondeur et probablement dans le sens d’une plus grande décentralisation.

6 – Dans votre pratique médicale quotidienne, quelles sont les conséquences concrètes du poids toujours plus grand de la bureaucratie ?

Concernant le poids croissant de la bureaucratie, c’est un sujet sur lequel nous nous exprimons avec deux autres collègues, le professeur Michael Peyromaure Debord Broca (service d’urologie de l’hôpital Cochin, APHP) et le professeur Thierry Schaeverbeke (CHU de Bordeaux) dans une tribune qui est parue dans l’Express ce lundi 4 mai et qui s’intitule « Le système de santé français a besoin d’un New Deal radical« . Ce n’est pas un cri de révolte contre les personnes, car nous insistons sur le fait que les individus, qu’ils soient directeurs d’hôpitaux, directeurs d’ARS, membres d’administration centrale ou des agences de l’État, ne sont par eux-mêmes ni malfaisants, ni stupides, et par ailleurs souvent très dévoués au service public de la santé. Mais ils sont englués dans un système totalement ubuesque de réglementations, de normes, de complexités, de redondances, déployé par une bureaucratie absolument pléthorique qui, depuis maintenant pratiquement 25 ans, n’a fait que complexifier les procédures, n’a fait que rendre plus difficile la tâche des soignants et a orchestré, dans une vision totalement financiarisée, l’usure progressive de l’hôpital public.

Par ailleurs, ce système n’a jamais été capable d’organiser comme elle devrait l’être, l’interface entre le secteur public et le secteur privé. Les deux sont parfaitement complémentaires et il est absolument aujourd’hui indispensable que la ville, le secteur libéral, retrouve sa fonction et ses missions et que le secteur public hospitalier, en particulier les CHU, retrouvent leur mission d’excellence et de recours. Nous ne pouvons pas simultanément soigner les gastro-entérites et les entorses de cheville et soutenir les avancées scientifiques les plus récentes. Il est même assez surprenant que nous n’ayons pas davantage « décroché », ces dernières années, sur la scène mondiale (encore qu’un classement international récent des systèmes de santé au sein de l’OCDE nous classe quinzièmes : Jean Dausset et Robert Debré, auteurs de la réforme de 1958, doivent se retourner dans leur tombe !). Cela est probablement dû à l’excellence de notre formation hospitalo-universitaire, que les réformes pédagogiques en cours, d’ailleurs, à marche forcée, vont contribuer à affaiblir. C’est assez incompréhensible sur le fond. À moins, peut-être d’avoir lu le livre que vous avez gentiment cité en exergue…

Nous pointons, en outre, les redondances très nombreuses qui existent au sein de cette bureaucratie, pour des performances globalement inférieures à celles de l’Allemagne, dont on a vu l’efficacité au cours de la crise du coronavirus. L’Allemagne a un million de fonctionnaires en moins que nous, pour une population nettement supérieure. C’est un pays qui a organisé la décentralisation de son système de santé. Celui-ci est sous la dépendance des Länder. Les professionnels ont le pouvoir d’organiser la santé comme ils le souhaitent et ne sont pas en permanence, comme nous le sommes, comme le sont nos directeurs d’hôpitaux, entre le marteau et l’enclume, c’est-à-dire entre des nécessités locales et un pouvoir central dont les décisions sont souvent absconses pour ne pas dire absentes.

Pour nous, l’urgence est de repenser complètement le fonctionnement du système de santé en se posant également, par exemple, la question des agences de l’État, qui sont nombreuses, dont les missions sont souvent floues et souvent redondantes entre elles, ce qui a été pointé par différents rapports et pourtant jamais amendé.

Cette pléthore, on la retrouve également dans les administrations hospitalières. Le professeur Peyromaure a souligné sur Cnews que, sur un peu plus de 100 000 employés de l’AP-HP, 35 000 sont des administratifs et qu’une grande partie de cette bureaucratie est inutile. Elle reproduit en effet exactement les mêmes structures au niveau central, au niveau des groupements hospitaliers, au niveau des hôpitaux et, au sein même des hôpitaux, dans ce qu’on appelle les pôles d’activités médicales, avant d’arriver aux services, seules structures réellement productrices de soins. Si bien que, lorsque vous devez construire un projet ou adapter certains pans de votre activité, vous avez un nombre d’interlocuteurs qui ne permet jamais de décision transparente, ni rapide. Les réductions de personnel sont opérées, la plupart du temps, non pas en fonction de considérations soignantes, mais tout simplement parce que Bercy ou l’ARS a décidé qu’il fallait rendre un certain nombre de postes d’infirmières et d’aide-soignantes. En outre, ces réductions sont opérées à la serpe, un peu comme des sanctions envers les équipes soignantes, qui en retour elles-mêmes souffrent, n’arrivent plus à prendre en charge les patients, produisent malgré elles des pertes de chance.

Nous pointons également depuis de nombreuses années le développement d’une fausse qualité au travers de directions, de comités Théodule de la performance, de « cellules qualité » qui, en réalité, produisent des normes complètement oppressantes pour les soignants, mais n’évaluent en aucun cas la vraie qualité. La vraie qualité, c’est combien a-t-on de lits, combien a-t-on malades hospitalisés, combien de morts, combien de respirateurs par rapport à d’autres pays qui peuvent être comparés à nous du point de vue de leur niveau de développement ?

Donc nous plaidons non pas pour aller chercher des coupables à l’occasion de cette crise, car il n’y a pas de coupables du moment ou des derniers mois ou des dernières années. C’est tout un système collectif, c’est une mentalité, qui reposent sur la non-décision, sur la peur, sur la volonté de barder le système de normes et de réglementations, c’est tout cela qui doit être repensé selon nous dans l’esprit de 1958. Cet esprit qui avait vu le Général de Gaulle, Robert Debré et Jean Dausset, construire les centres hospitaliers universitaires qui ont permis pendant longtemps d’avoir un système d’excellence, de niveau mondial.
Nous avons les moyens de retrouver cette excellence : les médecins, les chercheurs et les soignants dans notre pays sont de très bon niveau et nous sommes vraiment à la croisée des chemins, soit continuer avec cette paupérisation et ce déclassement qui sont aujourd’hui visibles au niveau international, soit nous ressaisir et mettre l’argent là où il est nécessaire, c’est-à-dire pas dans la bureaucratie, mais dans le soin.

7 – Vous êtes également Vice-Doyen de l’UFR Lyon-Sud, votre faculté est-elle parvenue à adopter des moyens satisfaisants d’enseignement et d’examens à distance ?

En tant que Vice-Doyen de l’UFR de médecine et maïeutique Lyon-sud Charles Mérieux, je suis assez satisfait de la manière dont notre faculté et plus généralement l’Université Lyon ,1 à laquelle elle appartient, ont su gérer cette crise, ce qui illustre d’ailleurs ce que je disais à propos du fonctionnement des hôpitaux. Nous avons dans nos facultés de médecine des administrations plutôt resserrées, efficaces, très proches des enseignants et très à l’écoute des besoins. Nous travaillons dans une réelle collaboration de terrain. Et c’est effectivement, de mon point de vue, un assez bon modèle que cette décentralisation qui est opérée au niveau des facultés de médecine elles-mêmes. En tout cas à Lyon ; je ne saurais parler des autres.
L’Université Lyon 1 a opéré ce que l’on appelle un plan de continuité pédagogique, qui a favorisé très largement les enseignements en ligne, au travers des ressources informatiques dont nous disposons et qui sont de ce point de vue assez performantes, qui hébergent des vidéos en ligne, permettent des interactions avec les étudiants, et donc un programme d’e-learning assez performant. Les mesures de fermeture administrative ont été prises très tôt, il a été possible de statuer rapidement sur l’arrêt des stages hospitalier qui n’avaient plus véritablement de sens, en tout cas pour les étudiants des années supérieures, dès lors que la pandémie était là. En revanche, les doyens et l’hôpital ont autorisé rapidement les étudiants hospitaliers, c’est-à-dire les externes qui le souhaitaient, à revenir dans les services sur la base du volontariat, pour donner un coup de main. Effectivement, en ce qui nous concerne, les externes nous ont beaucoup aidés, par exemple, à appeler chaque jour tous les patients qui devaient rentrer en hospitalisation, les appeler à leur domicile pour voir avec eux s’ils avaient par exemple des symptômes de l’infection Covid-19.
La difficulté bien sûr, c’est pour les étudiants de 1ere année qui passent un concours et donc, là encore, il a fallu arrêter un certain nombre d’enseignements et parfois modifier ou adapter des modalités d’examen. Tout cela a été fixé par arrêté par le MESRI et les dates d’examens ont été reculées dans le temps, à savoir au mois de juin. À cette heure, je dirai que ce plan de continuité pédagogique a permis d’assurer un fonctionnement, de mon point de vue satisfaisant, de l’université médicale.

Pourquoi l’hégémonie chinoise n’est pas pour demain

La crise du coronavirus accélère la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, soulignent Laurent Gayard et Waldemar Brun-Theremin. Malgré ses nombreux atouts, l’Empire du milieu n’est pas exempt de fragilités et devra encore ronger son frein.

Dans les années 1980, Deng Xiaoping avait défini la politique étrangère chinoise en vertu d’une formule, largement reprise et devenue emblématique après la répression de Tian’anmen : « Observer calmement ; garantir nos positions ; traiter nos affaires calmement ; dissimuler nos capacités et attendre notre heure ; maintenir un profil discret et ne jamais revendiquer le leadership. » Les temps ont changé et le pays discret de Deng Xiaoping doit se sentir bien sûr de lui aujourd’hui pour mener une campagne de relations publiques aussi agressive que celle qui se déploie à l’occasion de la crise du Covid-19. Celle-ci ne fait toutefois que couronner une montée en puissance de la rhétorique chinoise depuis quelques années.

Le 9 janvier 2019 déjà, après l’arrestation au Canada d’une responsable de la firme Huawei, accusée de violation des sanctions contre l’Iran instaurées par Washington, l’ambassadeur de Chine au Canada, Lu Shaye, avait dénoncé, dans une tribune publiée sur The Hill Times, un système judiciaire canadien « à deux vitesses », reflétant « l’égoïsme occidental » et le « suprématisme blanc ». Lu Shaye n’est désormais plus en poste à Ottawa. Depuis juin 2019, il est ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République populaire de Chine en France et à Monaco, ce qui a permis à ce quinquagénaire pugnace, parfaite incarnation des hommes politiques chinois de la « 6e génération » , de se faire une réputation en Europe avec quelques déclarations définitives. La dernière en date concerne la crise épidémique en cours. Selon Lu Shaye, « nous n’en serions pas là si les Occidentaux avaient mieux réussi à endiguer l’épidémie. » Et l’extraordinaire ambassadeur en a profité pour fustiger les médias et correspondants étrangers hostiles, forcément hostiles au modèle chinois qui pourrait pourtant faire figure d’école du monde en ces temps troublés : « Ce n’est pas un slogan. C’est notre vision. Nous pensons que c’est la seule solution pour que le monde soit meilleur qu’avant. »

La charge est rude mais pas tout à fait surprenante. La Chine a déjà répondu par le passé avec force aux attaques cependant Pékin était toujours plus ou moins resté sur la défensive. L’épidémie de Covid-19 semble avoir changé la donne comme l’affirme sans filtre le général Qiao Liang aux journalistes Wei Dongsheng et Zhuang Lei dans le numéro de mai 2020 du magazine « Bauhinia » (Ziijing), publication officielle chinoise publiée à Hong-Kong. Qiao Liang est un général en retraite de l’Armée de Libération Populaire mais, plus encore, c’est aussi le co-auteur, avec Wang Xiangsui, autre ex-gradé de l’armée chinoise, de l’ouvrage La Guerre Hors-limites, qui avait fait grand bruit lors de sa sortie en 1999. La même année, le président Jiang Zemin avait initié une nouvelle phase de la stratégie de développement chinoise en lançant le mot d’ordre « sortir de la Chine » [ZǒuChūQù]. Vingt ans après la sortie de l’ouvrage, la Chine aborde une nouvelle phase de cette politique et l’analyse que vient de livrer Qiao Liang à Zijing jette une nouvelle lumière sur les ambitions chinoises.

Qiao Liang estime en premier lieu que les Etats-Unis constituent une puissance manufacturière en déclin. « Même si les Etats-Unis continuent à disposer de la haute technologie, à avoir des dollars et à avoir des troupes américaines, tous ces éléments ont besoin d’un soutien manufacturier. Sans industrie manufacturière, qui soutient votre haute technologie ? Qui soutient votre dollar ? Qui soutient votre armée américaine ? » La crise du coronavirus a cruellement souligné cette situation en montrant par exemple que si les Etats-Unis déposent des brevets pour fabriquer des respirateurs, ils ne sont plus capables de les produire. « Sur 1 400 pièces du ventilateur, plus de 1 100 doivent être produites en Chine, y compris l’assemblage final », souligne Qiao Liang.

Pour l’ex-général chinois, le gouvernement américain n’est pas ignorant du problème et le programme appliqué par Donald Trump depuis son arrivée au pouvoir en 2016 montre clairement une volonté de privilégier la réindustrialisation du pays au détriment de ce que Qiao Liang nomme « l’économie virtuelle », expression qui peut tout aussi bien englober la finance que la Silicon Valley. Néanmoins, pour Qiao Liang, la réindustrialisation ou la « relocalisation » des activités évoquée par les leaders des pays occidentaux à l’occasion de la crise du Coronavirus est un leurre. Il rappelle que le coût de la main-d’œuvre aux États-Unis est 7 fois plus élevé qu’en Chine. « Les salaires bas, c’est possible en période extraordinaire, est-ce que ça l’est en temps normal ? » Pour Qiao Liang, si les Etats-Unis voulaient vraiment redevenir une économie manufacturière, il leur faudrait tout simplement revenir à une situation que leur population n’est plus capable d’assumer au sein de la Division Internationale du Travail (DIT), pas plus que les Etats-Unis ne supporteraient le risque d’abandonner leur hégémonie monétaire. « La canne à sucre n’est pas douce aux deux bouts, et pour fournir des liquidités aux autres, il est nécessaire d’acheter les produits des autres. Mais si vous relancez l’industrie manufacturière, vous n’avez pas besoin d’acheter les produits des autres. De cette façon, il y aura moins de dollars qui circuleront vers les autres pays, et lorsque d’autres pays commercent entre eux, ils doivent trouver d’autres devises. Le rétablissement de l’industrie manufacturière portera gravement atteinte aux intérêts des groupes de capitaux financiers américains », assène donc Qiao Liang.

En regard de ce qu’il analyse comme un déclin programmé des Etats-Unis et de l’occident, Qiao Liang souligne la « renaissance » de la Chine, qui a su elle, « apprendre des autres » et devenir un pays leader dans le domaine des technologie de pointe tout en prenant soin de conserver son industrie manufacturière. Pour autant, à l’heure actuelle, les indicateurs du « déclin » occidental et de la « renaissance » chinoise restent contradictoires. Les voisins immédiats de la Chine voient toujours d’un mauvais œil sa volonté d’expansion territoriale. Dès le printemps 2018, l’Australie a mis en place des mesures pour limiter l’influence chinoise dans ses affaires intérieures. En mer de Chine, Pékin a suscité des litiges territoriaux avec l’ensemble de ses voisins, qui se sont en conséquences lancés dans une course aux armements régionale, également fort coûteuse pour la Chine. Quant aux américains, la crise du covid, loin de remettre en cause la guerre commerciale, donne de nouveaux prétextes à l’administration Trump pour renforcer ses restrictions dans les exportations à destination de la Chine, tandis que les Etats fédéraux américains se lancent quant à eux dans une surenchère de poursuites contre la Chine. Ce ne sont pas les seuls. Au Nigéria, les magistrats réclament 200 milliards de dollars de dédommagement à la Chine en raison des dommages et des pertes humaines subies à l’occasion de la crise du Coronavirus. Le charme semble aussi être rompu avec les Européens même si l’Italie, qui s’est sentie abandonnée par l’Union européenne pendant l’épidémie, n’en a que davantage apprécié l’aide des Chinois et des Russes qui ont fait la démonstration d’une nouvelle forme de « softpower sanitaire ».

Au plan domestique, une reprise partielle de l’activité économique est en cours en Chine après un PIB qui a enregistré un recul de -6,8% au premier trimestre. Pékin favorise le développement de l’industrie et les exportations. L’épargne élevée est orientée vers les entreprises publiques dont le mètre étalon du succès est le chiffre d’affaires et la rentabilité un enjeu moindre. La devise est cependant toujours arrimée au dollar américain, au bénéfice de la machine exportatrice et au détriment du consommateur chinois. Pékin tente pourtant d’opérer un lent rééquilibrage du PIB en faveur de la consommation domestique. Ainsi, l’administration incite également de plus en plus régulièrement les banques d’Etat à proposer des prêts à taux préférentiels aux petites et moyennes entreprises et non plus aux seules entreprises publiques. Mais, si comme l’annoncent certains analystes, la mise à l’arrêt de l’appareil productif a mis au chômage jusqu’à 200 millions de travailleurs chinois, Pékin devra surveiller de très près les risques de tensions sociales, d’autant que la crise du Covid en cours et l’arrêt forcé du commerce international assèchent les entrées de devises. L’économie domestique devra donc être privilégiée, vraisemblablement au détriment des ambitions extérieures. Celles-ci étaient pourtant énormes. Depuis le lancement de la « Belt and Road Initiative », en 2013, les investissement chinois dans le projet atteignent près de 1000 milliards de dollars et pourraient atteindre plus de 1500 milliards d’ici 2027. Selon l’économiste Wade Shepard, le futur des nouvelles routes de la soie chinoises n’est absolument pas remis en question par la crise du Covid, tant ce projet est au cœur de la stratégie chinoise.

La crise du covid semble donc accélérer la mécanique la mise en branle d’une nouvelle guerre commerciale. Les Etats Unis ont basculé dans la guerre froide et ne sortiront pas de cet état d’esprit quel que soit le vainqueur des élections de novembre prochain. Certaines chaînes de production sont en cours de rapatriement, et quoiqu’en dise le général Qiao Liang, le phénomène de relocalisation dans des pays à moindres coûts, le plus souvent asiatiques, avait déjà été amorcé à mesure que les salaires chinois progressaient. La Chine risque surtout, à plus ou moins long terme, un tarissement des investissements directs étrangers même si elle bénéficie toujours d’un trésor de guerre accumulé lors de quatre décennies de mercantilisme acharné. Mais les investisseurs étrangers ne représentent que moins de 3% du marché des obligations souveraines chinoises. A titre de comparaison, la dette japonaise publique est détenue autour de 10% par les étrangers, contre 40% pour les bons du Trésor américains ou plus de 60% pour le Bund allemand. La Chine possède donc une large partie de sa dette, ce qui peut sembler un avantage si l’on compare la situation des dettes occidentales. Néanmoins Pékin a désespérément besoin d’investissements étrangers et l’ouverture du marché obligataire domestique aux investisseurs étrangers est déterminante pour continuer à financer le développement chinois et surmonter des contraintes sociales internes de plus en plus fortes et faire face à un environnement géopolitique de plus en plus hostile. Le piège de « l’économie virtuelle » et de la financiarisation de la croissance au détriment de l’industrie avec l’augmentation du coût du travail guette peut-être également la Chine. Un autre facteur déterminant pour le développement chinois restent aussi le problème du vieillissement de la population chinoise qui compte déjà 200 millions de plus de 65 ans et en comptera sans doute le double en 2050.

Enfin, la Chine évolue dans un environnement géopolitique bien plus menaçant que celui des Etats-Unis ou même que l’Europe, et les dépenses militaires pèsent en conséquence sur le PIB chinois. L’analyse livrée par Qiao Liang montre d’ailleurs que l’essayiste et stratège chinois est conscient des menaces qui pèsent sur ce qu’il nomme l’entreprise de « revitalisation » de la nation chinoise. De manière très significative, il estime d’ailleurs que la réunification de Taïwan à la Chine continentale n’est pas à l’ordre du jour. « C’est sans aucun doute une bonne chose à faire pour les Chinois de mener à bien la grande cause de la réunification, mais c’est toujours une erreur si la bonne chose est faite au mauvais moment. Nous ne pouvons pas laisser notre génération commettre le péché d’interrompre le processus de renaissance de la nation chinoise. » Le pays discret de Deng Xiaoping devra peut-être encore ronger un peu son frein en attendant son heure.

Les auteurs :

Laurent Gayard est chercheur au CERU, enseignant et chroniqueur. Il a publié récemment, Darknet, GAFA, Bitcoin – L’anonymat est un choix (Slaktine et Cie, 2018).

Waldemar Brun-Theremin est directeur de gestion et fondateur de Turgot Asset Management .

Article publié par le Figarovox->https://www.lefigaro.fr/vox/monde/pourquoi-l-hegemonie-chinoise-n-est-pas-pour-demain-20200507

Web-rencontre avec Arnaud Benedetti

Les couacs dans la communication gouvernementale se multiplient, Ordres et contre-ordres se succèdent, la porte-parole du gouvernement, Mme Sibeth Ndiaye annonce des moyens pour lutter contre de prétendues « fake-news », ….

Pour évoquer ces sujets, nous vous proposons une rencontre avec

Arnaud Benedetti, spécialiste de la communication publique, Professeur associé à la Sorbonne et rédacteur en chef de la revue politique et parlementaire.

Auteur de « La fin de la com’ » (Les éditions du Cerf) et de « Le coup de com’ permanent ».

Jeudi 7 mai à 18 h

Inscription obligatoire

Amnistie préventive : panique à bord

Depuis quelques jours, la panique s’est emparée du monde politique qui redoute une vague de plaintes post coronavirus. Cette panique donne lieu à des propositions de textes destinées à empêcher toute poursuite judiciaire à l’encontre des décideurs qui auraient commis des infractions pénales à l’occasion de la crise sanitaire. On a d’abord pris prétexte de la situation des maires, qui se sentent surexposés au risque judiciaire. Cette crainte ne relève pas du fantasme et la jurisprudence est riche d’exemples de poursuites infondées à l’encontre d’un édile qui se soldent, fort heureusement, souvent par une relaxe, mais sans manquer de provoquer anxiété et perte de temps.

Ainsi, la tribune de députés et sénateurs La République en marche, intitulée « La reprise de l’école est notre exigence, la protection juridique des maires également » a été publiée dans le JDD du 3 mai.

On se permettra incidemment de dire qu’il devient vraiment extrêmement lassant d’être pris à ce point pour des idiots : alors que le titre de la tribune, et son ton général semblent ne se préoccuper que du sort des maires, il apparaît en réalité que ses signataires veulent soustraire à la justice une très grande partie des acteurs publics de la crise sanitaire que nous traversons.

En effet, la tribune annonce vouloir « élargir le champ de la réflexion à l’ensemble des personnes dépositaires d’une responsabilité publique ou d’une mission de service public ». On soulignera au passage la curieuse expression « dépositaire d’une responsabilité publique » inconnue du langage juridique et plus largement de la langue française jusque-là. Et plus loin, les signataires annoncent qu’ils vont proposer « une adaptation de la législation pour effectivement protéger les maires pénalement, mais aussi toutes les personnes dépositaires d’une mission de service public dans le cadre des opérations de déconfinement, et ce, pour une période limitée, et qui réponde principalement aux attentes réelles des édiles de France ».

Gageons qu’au bout du compte, on retrouvera dans le texte le tiercé habituel des atteintes à l’autorité de l’État, réprimées par le livre IV du code pénal : personne dépositaire de l’autorité publique, personne chargée d’une mission de service public et personne investie d’un mandat électif public.

La proposition a donc pour ambition d’amnistier préventivement une bonne partie des agents de l’État et des collectivités territoriales, en tous cas ceux dotés d’un pouvoir de décision et souvent de contrainte (personnes dépositaires de l’autorité publique), les personnes, qu’elles soient fonctionnaires ou non, qui poursuivent une mission d’intérêt général, mais sans disposer d’un pouvoir de décision ou de contrainte (personnes chargées d’une mission de service public) et enfin les élus, tous les élus. Concrètement, ne seraient pas susceptibles de poursuites pénales, pêle-mêle et au hasard, le président de la République, les ministres, les secrétaires d’État, les parlementaires (une fois, le cas échéant, les immunités levées), le directeur général de la santé, les agents des ARS, le président et les membres du Conseil scientifique Covid-19, les préfets, les maires et leurs adjoints, etc…

En revanche, resteraient soumis au droit commun, les chefs d’entreprise qui ont tenté de relancer l’activité économique du pays, les médecins libéraux, les chefs de service et médecins hospitaliers…

Cela pose la question, dont le Conseil constitutionnel serait nécessairement saisi, du respect du principe d’égalité devant la loi pénale. À cet égard, il faut rappeler que le problème de la mise en cause de la responsabilité pénale des maires n’est pas nouveau et a déjà provoqué deux modifications de l’article 121-3 du code pénal qui pose les conditions de la responsabilité pénale pour des fautes non intentionnelles (homicide involontaire et blessures involontaires). La première date de la loi du 13 mai 1996 qui a rappelé au juge qu’il ne doit pas entrer en voie de condamnation si l’auteur des faits a accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait. Cette loi n’ayant pas freiné l’élan de judiciarisation de la vie publique, le législateur est à nouveau intervenu par la fameuse loi Fauchon du 10 juillet 2000. Aux termes d’une disposition très alambiquée, on distingue dorénavant entre l’auteur direct et l’auteur indirect du dommage, le premier voyant sa responsabilité pénale engagée même lorsque la faute est ordinaire, alors que la condamnation du second suppose qu’il ait commis une faute qualifiée, c’est-à-dire grossière. L’auteur est indirect lorsqu’il a créé une situation qui a permis la réalisation du dommage ou n’a pas empêché sa survenue. Il s’agit donc des maires et plus largement des décideurs publics et privés.

Il avait été, un moment, envisagé d’introduire cette disposition exclusivement dans le code général des collectivités territoriales. Elle n’aurait alors concerné que les maires. Mais il est apparu que le Conseil constitutionnel ne manquerait pas d’invalider la disposition, lui qui avait déjà rappelé quelques années plus tôt « que le principe d’égalité devant la loi pénale ne fait pas obstacle à ce qu’une différenciation soit opérée par le législateur entre agissements de nature différente ; que, toutefois, pour des infractions identiques la loi pénale ne saurait, dans l’édiction des crimes ou des délits ainsi que des peines qui leur sont applicables, instituer au profit de quiconque une exonération de responsabilité à caractère absolu, sans par là même porter atteinte au principe d’égalité » (Décision n° 89-262 DC du 7 novembre 1989, loi relative à l’immunité parlementaire). C’est pourquoi le législateur a finalement opté pour une réécriture de l’article 121-3 du code pénal.

24 heures après la tribune du JDD, dans la nuit du 4 au 5 mai, le Sénat a adopté un amendement aux termes duquel :

« Nul ne peut voir sa responsabilité pénale engagée du fait d’avoir, pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire déclaré à l’article 4 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, soit exposé autrui à un risque de contamination par le coronavirus SARS-CoV-2, soit causé ou contribué à causer une telle contamination, à moins que les faits n’aient été commis :
« 1° Intentionnellement ;
« 2° Par imprudence ou négligence dans l’exercice des pouvoirs de police administrative prévus au chapitre Ier bis du titre III du livre Ier de la troisième partie du code de la santé publique ;
« 3° Ou en violation manifestement délibérée d’une mesure de police administrative prise en application du même chapitre ou d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement.

« Dans le cas prévu au 2°, les troisième et quatrième alinéas de l’article 121-3 du code pénal sont applicables. »

Si le texte évite l’écueil de l’atteinte au principe d’égalité (« Nul »), il ne change strictement rien à l’application des dispositions légales du code pénal puisque l’amendement opère un renvoi à l’article 121-3 qui demeurerait applicable.

Il est vrai que bien des décideurs publics doivent se préparer à des lendemains qui déchantent.

Mais l’inquiétude des maires doit être relativisée : la mise en cause de leur responsabilité pénale, dans l’hypothèse qui nous préoccupe, devrait normalement être paralysée par la cause d’irresponsabilité de l’article 122-4 du code pénal. En effet, on rouvrant une école, le maire répond au commandement de l’autorité légitime puisque c’est le pouvoir exécutif qui a annoncé la reprise des cours. Il est vrai que les choses ne sont pas si simples puisqu’en réalité, l’incertitude subsiste selon la couleur du département et que l’administration a réussi à fournir un protocole sanitaire de 56 pages pour l’école, fournissant autant d’occasions de commettre une faute.

Toutefois, sur le fond, on peut raisonnablement penser que la responsabilité pénale de l’élu ne sera pas retenue pour deux raisons. D’une part, il faudrait pouvoir rapporter la preuve d’une faute grave. Il ne suffira pas de dire que les livres n’ont pas été systématiquement désinfectés. D’autre part et surtout, le lien de causalité entre la faute et le dommage doit être certain. Or nul, à part le bon Dieu (qui n’est pas particulièrement bavard), ne peut déterminer avec certitude la source de la contamination.

En revanche, il est fort à parier que la pénurie de masques et de tests, l’inertie du gouvernement malgré les avertissements, notamment de l’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn, l’interdiction de prescription de l’hydroxychloroquine et azithromicine (si l’efficacité du traitement est finalement révélée), sont des scandales sanitaires majeurs dont les acteurs devront répondre.

Pr. Morgane Daury-Fauveau, Professeur de droit privé, spécialiste du droit pénal, Directeur du CERU, le labo d’idées universitaire